L’ami perdu

L’ami perdu

J’ai écrit cette nouvelle au mois de mars 2018, pour ma seconde participation au concours de nouvelles pour les Rencontres culturelles d’AltaLeghje en Corse. Le thème était « La montagne »… La voici.

«Une foutue montagne, mon gars ! Elle a avalé cet homme ! Aussi sûr qu’il n’y a qu’une rue dans ce village !». La sentence, grave, avait tonné dans la voix du propriétaire du café. « Pour sûr qu’elle a pris Lucas, pour sûr… Et si vous ne me croyez pas, Georges va vous le confirmer quand il va revenir». C’est pour cette histoire que j’étais arrivé par la route départementale. Mon préhistorique break Volvo avait puisé dans ses dernières ressources pour franchir les deux cols. Au sortir de la forêt s’était offert à mon regard un paysage identique à celui des plaquettes de beurre, avec au loin un village et son clocher, le tout dominé par une montagne. Un collègue, qui y avait passé des vacances quelques mois plus tôt, m’avait raconté un fait divers qui m’avait interpellé. Je me trouvais en manque d’histoires à raconter. Pour contrer l’angoisse de la page blanche, je me rabattais sur cette légende locale, derrière laquelle, sûrement, se cachait une histoire bien banale, mais au cas où…

Je garais ma voiture sur la place du village et me dirigeais vers l’unique grand rue, qui montait vers une église austère. Église qui s’interposait entre la montagne et moi. Et je commençais mon enquête par le lieu où toutes les infos se croisent : le café. Un type aussi balèze et aimable qu’un ours m’avait servi un pastis quasi pur dans un verre Duralex. Et s’il avait d’abord hésité à me répondre, il avait fini par me lâcher ce que je voulais entendre, avec une certaine jouissance : cette montagne à priori inoffensive avait bel et bien fait disparaître un type par une belle journée de juillet. Le fameux Georges dont le tenancier me parlait était l’autre type, celui qui était revenu. Et depuis dix ans chaque jour, Georges montait chercher une trace de son compère disparu. Le soir tombait justement et il n’allait pas tarder à revenir. J’allais l’attendre dehors, histoire de dissoudre par une petite marche l’alcool pur passé dans mes veines. Elle fut rapide. En effet, une seule grand rue qui monte, quelques commerces miraculés, des maisons grises aux volets clos, attendant des jours meilleurs pour se réveiller, et des chiens et des chats qui allaient et venaient. On pouvait entendre les grillons dans les champs alentours. Une douce lumière baignait le village. Le temps s’était suspendu. Plus une brise, ni un chant d’oiseau. La cloche de l’église a sonné l’angélus. Il était sept heures passé . J’ai vu mon rendez-vous s’approcher, tête baissée, bâton de marche à la main, cheveux et barbe hirsutes…Un fou sorti de nul part. Un esprit de la forêt.

«Les gendarmes l’ont soupçonné longtemps et même encore aujourd’hui, on se demande si c’est pas lui qui a poussé Lucas dans un ravin » avait soufflé le patron derrière son bar en se penchant vers moi, pour que d’autres clients qui n’étaient pas là ne puissent pas l’entendre. Georges, les yeux dans le vague et la peau tannée par le soleil ne m’a pas souri quand je l’ai accosté, mais sans hésiter, il m’a invité à m’asseoir près de la fontaine. Je crois qu’il trouvait rassurant de pouvoir raconter son histoire à qui voudrait l’entendre. « C’est moi qui ai prévenu la gendarmerie. Le jour même, quand j’ai enfin retrouvé le chemin pour descendre. Depuis que je suis enfant, je vois cette montagne, plein de gens la montent et la descendent en été. Même si elle change d’humeur avec la météo, ça n’a jamais été l’Everest, vous comprenez ? ».

Ses yeux sombres ne se détachaient plus des miens. J’acquiesçai. Il reprit. « Lucas c’était un copain, un vrai. Avec un cœur gros comme ça, qui me laissait toujours 20 mètres derrière quand on partait. Je revois encore son sac à dos rouge et gris. Il est gravé dans ma mémoire, parce que c’est tout ce que je voyais de lui quand nous partions, son sac à dos rouge. Il buvait et fumait comme moi, mais une fois lancé, il distançait tout ce qui bouge. On était partis dans l’après-midi. Le chemin est facile jusqu’à l’approche du sommet mais il est long. Mais une fois là-haut, j’ai senti la brume et j’ai voulu faire demi-tour. Non qu’il m’a dit. Et qu’on verra rien, je lui ai répondu. Têtu comme une bourrique. Mais j’y suis allé. C’était… C’était comme un frère. Vous comprenez ? » Je hochais simplement la tête. « Une fois là-haut, évidemment, on voyait pas à 2 mètres devant nos pieds et ce putain de chemin était balisé toutes les morts d’évêques. Pour redescendre par le nord, c’était comme les pâturages pour les bêtes, mais en pente douce et sans repère. Et par le sud, de la caillasse glissante  en pente raide. On a pris le nord, Il est parti devant, comme d’habitude. Moi, j’ai failli tomber dans un trou. On entendait les cloches des vaches au loin mais avec l’écho, impossible de savoir où elles étaient. Je voyais son sac à dos rouge comme un phare et le son de sa voix. Je faisais pas le malin. Et puis il s’est retourné pour me parler. Bon dieu, j’en suis certain : il m’a souri et il m’a dit on va rebrousser chemin. Et j’ai vu la brume se refermer sur lui. D’un coup. Comme je vous vois. J’ai pas compris tout de suite. Je l’ai appelé, marché dans la direction où je l’avais vu. J’ai eu peur, à m’en pisser dessus. J’ai tourné 3 heures et je sentais le jour tomber. J’ai quand même retrouvé le chemin et je suis rentré. Arrivé en bas, la brume avait disparu. J’ai prévenu les gendarmes. Hélico, chiens,… On l’a cherché des jours et des jours. Pas de corps, pas de sac rouge. Pas une empreinte de pas dans une bouse. Comme si il avait jamais existé… Pourtant, j’ai continué à chercher… »

Il y eut un long silence. Il regardait l’eau qui coulait de la fontaine. Je lui ai demandé s’il y allait tous les jours, là-haut. Il a fait oui de la tête. Quand je lui ai demandé si depuis dix ans, il ne s’était pas fait une raison, il m’a répondu : « Lucas est là-haut. Je le sais et je le trouverai ». Quand je lui ai demandé si il pouvait m’y emmener à l’occasion, il m’a répondu d’un grognement que j’ai pris pour un peut-être. Il est rentré chez lui, tête basse. Ce soir, là, j’ai pris une chambre au-dessus du café car la brume descendait sur le village.

© Gaudéris Grauby-Vermeil compte Instagram @gauderic7

photo © Gaudéric Grauby-Vermeil / Instagram @gauderic7

« Salute »

A l’automne 2017, Radio France organisait sa 3e édition du concours de la micro-nouvelle. Les règles étaient les suivantes : 1000 signes, un récit narratif et imaginaire. Le thème était « Ensemble ». Plus le récit est court, plus il est complexe à construire.  Surtout quand il doit aussi comporter une chute. Mais les consignes  sont aussi là pour nous rendre créatif et j’ai finalement tenté l’aventure. Le récit original était beaucoup, beaucoup plus long. Je l’ai donc retravaillé jusqu’à l’os. Comme à l’école où je ne lisais pas correctement les énoncés des exercices de math, je n’ai pas respecté une des règles. Néanmoins, ce n’est pas la raison qui nous pousse à écrire. Je vous propose ce texte ici et je vous laisse découvrir ce que j’ai pu transgresser :

Cette rue de Milan me semble grise, passante. Nous sommes emballés dans des k-way multicolores ou armés de parapluie, bien à l’abri derrière nos appareils photos. Au point de ne pas faire attention à eux. Ils sont deux, à contre-courant de la foule. Celui de droite m’interpelle à voix basse. Je comprends qu’il veut de l’argent. J’affiche un sourire désolé. J’échafaude une hypothèse rapide : noir, migrant, a dû fuir par bateau la guerre, la famine, la misère. Moi, j’ai un billet retour, un chez-moi. Deux réalités dans le même monde. Il m’interpelle à nouveau. Il me parle en italien. Je passe à sa hauteur. Je me tourne pour le regarder. Depuis combien de temps est-il debout avec sa pancarte ? Je baragouine un« Mi scusi ». Il insiste clairement : “Sa-lu-te”. Il tend sa main vers moi. Je la saisis. « Salute ». C’est, ici, déjà une victoire d’exister ensemble en tant qu’être humain, autant que de recevoir une pièce.

Le prix grand public de la micronouvelle 2017 a été attribué par le jury à Noémie Pereira, et le prix des collaborateurs de Radio France décerné à Pia Clemens. Vous pouvez retrouver leurs textes sur le site de Radio France en suivant le lien par ici.

 

Les clés de la bagnole

Les clés de la bagnole

C’était un pont, au dessus d’une voie ferrée. Il pleuvait, pardon, il bruinait. Nous étions un weekend de 15 août et mu par un instinct animal, je réfléchissais à des astuces économiques pour améliorer mon chez moi à l’approche de l’hiver.  J’avais enfourché mon vélo, une hirondelle, issue des chaudrons de Saint-Etienne. Le vélo de la police quand elle portait encore des capes, comme des super héros. Les moustaches en plus. Je profitais d’un répit météo pour passer entre les gouttes et me rendre au temple du bricolage qui se trouvait près de chez moi. 

J’arrivais sur le dit pont et il y avait cette voiture noire. Une petite voiture noire qui était en warning. Et une tête, et des mains, qui s’agitaient à l’intérieur. Personne ne s’était arrêté pour savoir ce qu’il se passait. Elle était mal placée, et les autres voitures la doublaient sans visibilité, trop pressées d’arriver. Mais qu’importe, qui aurait l’idée de s’arrêter pour se mêler de ce qui ne le regarde pas ?

Je m’arrêtais donc à la hauteur du conducteur. De la conductrice en fait. Elle hurlait. Elle suffoquait. Elle hoquetait. Elle couvrait d’injures une personne au téléphone. Elle le menaçait, le traitait de sauvage à s’en faire péter les cordes vocales. 

Je sentais bien que ma présence n’avait pas été officiellement remarquée. Je tapais à la fenêtre mais elle me fit signe qu’elle gérait la situation. En fait ses larmes et ses hoquets me signifiaient, eux, qu’elle ne gérait pas grand chose. Alors je fis ralentir la circulation pour éviter un accident. Je gardais une oreille tendue. Vus les décibels de rage déployés à travers l’habitacle,  je comprenais que « il » était parti avec les clés. Qu' »il » l’avait laissée au milieu du pont. Qu' »il » lui avait mis « un coup de rétro au visage ». Elle hurlait de plus belle. « Il » raccrochait. Elle rappelait pour l’invectiver encore plus fort et pour réclamer les clés de la bagnole, avec une menace qu’elle n’avait pas mis réellement à exécution : « la police arrive ».

A défaut de cavalerie, j’ai accroché mon vélo au pont. La voiture ne pouvait pas rester au milieu. Je lui expliquais la situation entre deux coups de téléphone. Mais le bon Samaritain est parfois sourd et je ne voulais pas entendre que les roues ne pouvaient être tournées. Alors je poussai la voiture pour lui faire rejoindre le parking en contre bas. Après avoir réclamé, en courant à coté de la voiture, qu’elle veuille bien freiner, la voiture parti tout droit. Et je me rappelai alors que sans les clés, le volant se bloque. Quel imbécile je faisais. Je me raccrochais au fait qu’elle était quand moins exposée.

Elle rappela « il » . Elle avait 20 ans et des poussières. Elle donnait de la voix. Une brune, assez grande. Il lui raccrocha au nez. Je lui demandai où elle vivait, si elle avait des proches dans le coin. Sa sœur. Sa sœur allait venir. Elle cherchait son souffle. Elle portait un legging et chemise ample. Elle avait l’intonation populaire qui me rappelait les filles du quartier dans le sud. Et la rage qui pouvait les animer parfois.

Je me remis à faire la circulation, sans cape, ni sifflet. Enfin quelqu’un s’arrêta. Il avait l’air suspicieux. Avec son accent des pays de l’est, il cherchait à comprendre ce qui se passait, et moi je comprenais le ridicule de la situation. Comment expliquer simplement que la dame était dans une voiture sans clés au milieu de la route, et que si elle était dans cet état, je n’y étais pour rien. 

Au loin s’avança alors une montagne. Elle était sur le pont et se rapprochait. Pendant que je parlais, je tournais plusieurs fois la tête, méfiant, pour identifier la menace. Et je savais, à chacun de ses pas, que c’était « il ». Lui avec les clés de la bagnole. Le gars de l’est me dit alors « Ah, son mari ! » et démarra sans demander son reste. Misère de misère. Mais pourquoi fallait il que ce soit une montagne. . . Pourquoi fallait-il toujours que ces types soient des costauds hors catégorie ?

Son regard noir et menaçant se porta sur moi. Et c’est toujours menaçant qu’il préféra diriger son attention sur elle. S’en suivit alors un dialogue de sourds à base de « passe moi les clés, connard » et « Sors de la voiture » avec un « connasse » en sous-entendu explicite. Le type me demanda de partir en me remerciant, sans y croire, mais je ne partais pas. Et je ne savais pas si j’avais raison. Elle sortit, se jeta sur lui. Elle donna des coups pour sortir sa colère. Il la repoussait, il s’en contenait devant ce témoin que j’étais de leur vie mal conjuguée. Ça pouvait péter n’importe quand. Et moi au milieu, venu avec mes petits bras qui se demandait si un dieu avait eu la bonne idée de nous glisser dans le cerveau une technique en cas d’urgence pour maîtriser un gars comme ça. Surtout quand on n’a fait que tennis en sport.

Mon mètre 71 ne ferait pas le poids contre Golgo 13. Et je n’avais pas la fronde de David pour étaler Goliath. Un Goliath en jogging fuseau, sale et moulant ce qu’il considérait sûrement être sa virilité. Coiffé selon le code des footballeurs : long en haut, bien gominé et rasé sur les côtés. En définitive, valait-il mieux vaincre mal sapé ou s’effondrer avec un peu de style ? Et si pour une fois, quand les types de 70 kg parlaient, ceux de 120 pouvaient les écouter ? 

Pas très confiant, je lançais, en levant la main comme à l’école, un courageux : « Monsieur, il faut vraiment déplacer cette voiture, c’est dangereux où elle est. » 

C’était presque faux évidemment mais, miracle, le pugilat prit fin. J’avais au moins évité qu’il lui en colle une et qu’elle lui crève les yeux. Pour l’instant en tout cas. Il monta dans la voiture, démarra en trombe, lança un doigt d’honneur à la demoiselle et fila en faisant crisser les pneus.

On est restés plantés tous les deux comme des cons. Elle sans voiture, et moi, merdeux, avec l’incertitude de l’efficacité de mon action. Sa sœur, elle, devait venir la prendre quelques minutes après. Je me proposais d’attendre avec elle. Après tout, je n’étais plus à une minute prêt et j’avais toujours ma mâchoire. « Inutile de rester » me dit-elle. Quand je suis repassé avec mon vélo, elle n’était plus là.

L’homme de l’autre côté de la rue

L’homme de l’autre côté de la rue

En avril 2017, j’ai repris la plume pour une très courte nouvelle. Une amie m’avait convaincue de participer au concours qui se tenait à l’occasion des Rencontres culturelles d’AltaLeghje en Corse. Le thème était « une étrange rencontre »… La voici.

Chère amie, voilà bien longtemps que je ne donne plus de mes nouvelles, et vous me répondrez à juste titre que la réciproque est vraie. Le temps passe si vite et le quotidien nous a éloigné il y a déjà bien longtemps. Mais sachez qu’il y a peu, une rencontre troublante dans une rue de Paris, a provoqué l’envie de vous écrire. Je l’espère, cette fois-ci, sans la moindre colère. Je marchais sur le trottoir de la ville renaissante dans le printemps. J’admirais le ciel bleu qui se montrait enfin. Le soleil faisait de son mieux pour nous redonner la chaleur qui nous manquait depuis de longs mois. C’est là, au coin de la rue de la Cossonnerie et du boulevard Sébastopol, que je l’ai vu. Je n’avais pas remis les pieds dans ce quartier depuis votre départ. Nous y avions passé de si bons moments. Et malgré mes efforts pour dissiper les mauvais, mon amertume à votre égard reste si vive encore aujourd’hui. J’évite, au temps que faire se peut, de raviver le moindre souvenir vous concernant. Pourtant, la vie est ainsi faite, je me retrouvais là, avec cet homme sur le trottoir d’en face. Au début, je n’y ai pas vraiment porté attention. Pourtant son visage me disait quelque chose. Il ressemblait à tous ces gens que l’on croise, dans toute les grandes villes du monde. Il n’avait rien de différents des hommes qui marchaient plus ou moins vite sur le même trottoir que lui. Une veste sombre et trop petite, une barbe poivre et sel, des lunettes à large monture, bien loin des binocles d’acier de nos pères. L’avais je rencontré au travail ? A moins que ce ne fut dans ce bar que nous fréquentions à l’époque ? Il avait du ventre mais pas trop. Un ventre en fait qui aurait pu être un bidon de bière. Celui que l’on finit par obtenir à force de fêtes et d’excès, sûrement. A moins que ce ne soit celui des soucis que l’on garde à l’intérieur de soi. Avec la force de gravité découverte par Newton, le poids de ce ventre attirait inexorablement ses épaules et sa tête vers le sol. Je me surprenais à l’observer, stoppé net dans mon élan par cette vision. Je cherchais son nom pendant qu’il attendait que le ciel vienne le sortir de là ou le bus, tout simplement. Son air triste me parlait-il ? Cette homme sans l’ombre d’un doute avait la trentaine, mais faisait plus vieux. Plus mature ou plus atteint. Il fumait une cigarette roulée par ses soins, qu’il n’a pas terminée, parce que comme les autres, je suis sûr qu’il pensait moins fumer grâce à ce subterfuge grossier. Il devait faire ça pour arrêter, c’est évident. Mais dans ce geste, dans cette attitude transparaissait une absence totale de volonté. Il buvait, il fumait et, chère amie, je vous met mon billet que cet homme comptait ses cheveux le soir devant le miroir. Sous sa veste, il continuait de porter ce pull acheté au glorieux temps où sa taille était plus svelte, si cela lui était arrivé un jour. Il a réalisé un jour que le temps passait. Ce visage me disait quelque chose. Je ne sais plus où nous nous étions vus la première fois. Était-ce dans ce pub de Londres, un soir de mai ? Ou non, c’était peut-être les vacances, oui, pendant les vacances à Calvi, sur le quai du port ? Je finissais pas désespérer que la mémoire me revienne. Je savais, je savais car j’avais son nom sur le bout de la langue. Mais rien ne me revenait. Mon cerveau me donnait la sensation que mon cerveau était en train de se contracter, d’essayer de forcer toutes les portes possibles pour retrouver ce nom. Je fouillais dans tous les tiroirs de mes souvenirs… mais rien. Ma frustration était énorme. J’avais envie de crier, un peu. Mais vous le savez, chère amie, cette attitude ne me ressemble pas. Et ce type attendait son bus de l’autre côté de la rue. Il se moquait bien de mon désarroi. Je sais que vous pourriez me dire : “Mais mon pauvre, pourquoi n’êtes vous pas allé lui parler ? Pourquoi ne pas lui avoir demander si vos routes ne s’étaient pas croisées ?”. Ainsi, ma chère, je serai passé pour un fou. Je sais que cela ne vous aurait pas déplu, et je ne tenais pas à vous donner raison. Je pris une inspiration profonde et fermais les yeux. Un sorcier moderne m’avait appris à faire le vide dans mon esprit en trois profondes respirations. A nouveau, je le regardais. Peut-être que si j’arrivais à sonder son regard, je trouverai une bribe de souvenir ? Ce genre de chose m’arrive régulièrement, je l’avoue. Je croise des gens, je les connus de vue mais je ressens comme un étrange malaise quand eux m’appellent par mon prénom. Moi, le leur me reste interdit derrière une brume opaque. Je me sens alors honteux de leur accorder si peu d’importance au point de ne pas connaître leur identité. L’individu qui se tenait devant moi, lui, c’était un peu différent. En fait, je n’étais plus sûr que nous nous soyons déjà rencontrés. C’est une juste une sensation. Après tout, des barbus aux cheveux savamment décoiffés avec d’épaisses lunettes, on en croise partout dans la rue, surtout aujourd’hui. Il était finalement possible qu’il n’ait jamais croisé ma route. Il me faisait peut être juste penser à cet ami de faculté, avec qui j’avais partageais rire et ivresse, et dont le nom a disparu comme mon passé ? Je le regardais. Chère amie, ma frustration ne disparaissait pas. Qui était cet homme ? Et puis soudain, il leva les yeux vers moi. Nous nous fixions comme deux statues. Son mal être chère amie m’a envahi d’un coup. Un choc comme le retour d’une claque qui aurait mis trop de temps à revenir, au point d’en avoir oublié l’aller. Quand j’eus enfin compris, l’homme avait disparu. Je ne me rappelle que de l’envol d’une nuée d’oiseaux. Cet homme, chère amie, c’était moi et son mal-être portait notre sceau.

Je suis une chanson

Je suis une chanson

Cette nouvelle, écrite en 2012 devait paraître en 2013 dans la revue Bordel consacrée à la musique. Ce numéro n’a jamais vu le jour.

Photo : Partition de musique de film inconnu, de Maxxt – Wikicommons

Je suis née sur un coin de table, près du parc Montsouris à Paris, vers six heures du matin. Nous étions en juillet. Un doux matin d’été, dans l’aube naissante, bercé par le chant des oiseaux. Bien avant le bruit et la fureur urbaine de la circulation. Il n’y avait que le barman, et Lui. Lui qui m’a donné la vie avec son stylo, sa solitude et sa tristesse que la nuit n’avait pas su calmer. Je suis née sur un bout de nappe vierge. Presque vierge, si l’on excepte l’auréole dessinée par la tasse de café refroidi et la poussière blanche du sucre.

C’était une nappe de papier, de papier bordeaux. Vous savez, celle avec des petits losanges. C’est là qu’Il m’a fait naître au monde.Je répondais à un besoin. J’étais le fruit d’une pulsion. J’étais probablement à cet instant comme un venin qu’Il avait en lui et que seule sa plume pouvait libérer. Je suis arrivée dans la douleur et les larmes. Parce qu’Il aimait Elle d’un amour qu’Il ne pouvait contrôler.

Il en va de la création des enfants comme des œuvres : il faut être deux. Celui ou celle qui écrit et ce qui l’inspire. Celle qui m’a inspirée, Celle qui sans se douter a donné mon premier souffle de vie, c’est Elle. Elle avec un grand E. Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais vu. Elle n’était pas présente ce matin là et je portais en moi son absence.

De ce que j’en devinais, Elle était une jeune femme aux longs cheveux noirs qui tranchait avec un sourire doux. Ses yeux marrons était comme une lave qui ne s’éteignait jamais. Son tempérament était volcanique et imprévisible. Si vous la croisiez dans la rue, vous n’imaginiez pas sa fragilité extrême parce qu’Elle ne laissait voir qu’une implacable assurance. Un individu lambda l’aurait qualifié d’emmerdeuse. Avec un grand E.

Probablement qu’Il ne l’aurait pas contredit. Mais c’est ce qu’Il lui avait plu dés le premier instant. Il essayait de se rappeler de cette première rencontre sans l’ombre d’un nuage qui lui semblait si lointaine désormais en ce matin de juillet. Elle avait quitté mon créateur la veille pour la seconde fois. Sans un remord, sans un regret, Il avait re-signé d’un baiser cette aventure vouée à l’échec. Il le ferait un troisième fois s’il le pouvait.

Les dernières heures passées avec Elle n’avait été qu’un long calvaire. Il avait espéré trouver les mots pour la reconquérir là où Il l’avait perdu. Encore fallait il savoir où Il l’avait perdu. Il s’était promis et il avait promis. Il avait promis que non, cette fois Il ferait tout pour la garder quoiqu’il en coûte. Le doute avait envahit sa tête comme un gaz entêtant et insupportable. Une nuit de chaos avait suivi. Les artistes ne font jamais dans la demi-mesure. Et c’est parfois dans ce big-bang sentimental que les choses comme moi apparaissent.

Il était encore jeune, malgré les fils d’argent qui émaillaient sa chevelure et sa barbe naissante. Il portait sur son visage les stigmates de la nuit. Sa main droite tremblait en écrivant et le stylo ne pouvait pas rattraper le flot d’émotions qui le submergeait. C’est ce qui m’a donné un style assez désordonné et spontané. Des larmes venaient parfois s’écraser sur la nappe en m’atteignant, faisant couler mon rimmel d’encre bleue. Si j’avais été un être humain vous m’auriez croisé sous les traits d’une femme chancelante après une nuit d’ivresse et de larmes, tout en gardant une certaine classe du haut de ses talons.

Le plus fou, c’est que je suis sorti d’un jet, sans ratures, ni corrections. Ce qui n’était pas gagné. Peut être que j’attendais mon heure, tapi au détour de leur route, prête à bondir quand Il serait seul à nouveau.

Le plus triste c’est que je suis née sans musique. Ce qui pour une chanson n’est pas très commode. Pas même une mélodie, si ce n’est son reniflement de gosse et le bruit de vapeur provenant de la rutilante machine à café derrière le bar. Je ne suis pas née complète. Quatre couplets et un refrain. Je pense que la seule musique qu’Il entendait en m’écrivant c’était sa voix à Elle. Son rire à Elle. Et je crois bien avoir hérité de son éclat.

J’étais là sur la nappe. Encore tremblante de tant de sensations et de lumières. Il me lisait et me relisait sans s’arrêter de pleurer. J’aurai aimé que ce soit de joie, de me voir apparaître grâce à lui. Mais il n’y avait aucune fierté dans son regard. Et de la pitié dans
celui du barman qui observait la scène depuis son comptoir. Il aurait pu m’abandonner sur cette table ce matin là, laissant le dernier témoin d’Elle loin derrière lui. Il n’a pas pu. Il m’a arraché, plié et rangé dans la poche de son jean. Puis oublié.

Pendant des jours, j’ai traîné au fond du bac à linge dans ma prison de coton bleu délavé. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Il avait l’air plutôt soigneux. Je devinais sa vie dehors quand j’étais enfermée. Au fil du temps, sa voix était plus claire et plus enjouée. Il semblait aller mieux. Mais Il restait seul. Pas une femme n’est venue et pas une larme n’a coulé non plus.

Enfin, un matin, tout a bougé dans un tremblement de tissus et alors que je m’apprêtais à subir le sort des mouchoirs en papier oubliés au fond de la machine à laver, j’ai senti sa main m’agripper et la surprise qui s’en suivi dans son regard.

Encore étonné de me voir là, Il m’a ouvert délicatement comme un parchemin. Il m’a lu avec douceur, à haute voix et je reprenais consistance à chacune de ses paroles. Mais toujours sans musique. Pas la moindre note. Pas la moindre clé de sol ni le moindre accord pour me porter et me faire voler aux oreilles des autres. J’étais un oiseau sans ailes.

Le soir même de ma redécouverte, Il me retranscrivait sur son ordinateur. Quelle étrange expérience. Ses doigts sur le clavier me donnait un rythme saccadé, mais peu mélodieux. Je me suis fait brillante sur l’écran, drapée dans un langage binaire et virtuel. Derrière ma vitre de plastique, je le voyais différemment, mon auteur. Je pouvais encore ressentir dans son regard l’ombre de la mélancolie pour cette femme qu’Il aimait encore et de cette promesse de la garder auprès de lui qu’Il n’avait pas su tenir.

Dans cette forteresse de plastique, faite de puces et d’impulsions électriques, j’ai cru disparaître. Mourir d’oubli comme la plupart des documents autour de moi qui n’avait jamais été ré-ouvert depuis leur incarcération en ce lieu. Je traînais entre un courrier aux impôts, une recette de cuisine et une liste de chose à faire vieille de quelques années. Ils étaient tellement oubliés qu’ils en avaient perdu leurs raisons d’être, figés sur le disque dur.

Heureusement, mon sort fut différent. Il m’ouvrait régulièrement. Il me relisait parfois dans sa tête, parfois à voix basse et quelque fois même en diagonale. Juste pour vérifier que j’étais toujours bien là. J’étais son dernier lien vers Elle, alors je me faisais rassurante.

Si jamais Il tentait de me retoucher, je me dérobais à sa volonté. Je lui appartenais déjà un peu moins. Alors Il abandonnait la partie.

Surprise un matin, Il m’a offert aux yeux d’un autre qui me trouva magnifique. Mon auteur était de moins en moins sûr de mes qualités. Je sentais sa gêne à me dévoiler ainsi, lui qui m’avait crée, qui m’avait donné vie en y mettant son cœur et sa peine, son âme un peu aussi. Il savait qu’à l’instant où Il me montrerait, je ne lui appartiendrais plus.

Je m’apprêtais à vivre une deuxième vie. L’autre m’a copié sur une clé pour m’emmener chez lui. Je menais alors une nouvelle existence. C’est lui qui m’a donné ma musique, mes jambes pour marcher, mes ailes pour voler. Il a pourtant tâtonné un moment… Cherchant, décortiquant chacune de mes lignes. Il appelait parfois mon maître, pour lui faire écouter ses trouvailles. Et de longues discussions s’en suivaient. Je commençais à sentir l’alcool, le tabac, et les nuits blanches.

Et puis mes « parents » se sont retrouvés devant cet enfant de papier et de notes. Ils ont écouté la musique crée pour moi, comme une robe faîte sur mesure. Puis l’un a pris la guitare, et celui qui m’avait écrit a pris sa plus belle voix. Une chanson qui se chante pour la première fois, c’est comme une première nuit. On s’en fait tout un plat et on est souvent déçu. Il faut dire que celui qui m’a écrit n’était pas chanteur. C’était bien quand même. J’étais presque adulte.

Le printemps s’est pointé avec avril et moi j’ai pris mon envol. Ils m’ont trouvé un interprète à la voix assez burinée pour faire passer les souffrances de ma naissance à travers son vibrato.

Je me suis incarnée en polycarbonate, en vinyle, en binaire. Depuis, j’accompagne des milliers de gens dans leurs voitures, leur ipod, leurs ordinateurs, leurs chaînes hi fi. Dans les moments délicieux comme ceux qui font souffrir. Au fur et à mesure des années, d’autres artistes m’ont interprété. Avec plus ou moins de succès. J’ai même appris à
connaître leurs doutes, leurs souffrances et reconnaître en eux la part sombre de celui qui m’avait mis au monde. J’ai été la bande son de votre été, ou celle de votre hiver. Vous m’avez partagé entre amis. Ou écouté seul chez vous.

J’ai servi pour une publicité de parfum et une bande originale de film. Des gamins m’apprennent à la guitare. On m’a réécrite en anglais et je suis devenue internationale. Mon écho s’est diffusé des petites
salles aux grands stades, en passant par vos rues et vos maisons.

Lui ne m’a plu chanté, ni écouté d’ailleurs. Peut être était ce trop dur pour lui ? Il a coupé tout contact et je ne sais pas ce qu’Il est devenu. Je ne lui appartiens plus désormais. Je suis quiconque veut de moi et inversement.

Elle, je l’ai retrouvée. Par hasard. Un soir qu’un groupe me chantait dans un bar, Elle était là. Je l’ai su tout de suite. Ne me demandez pas comment j’ai fait. Je l’ai atteinte en premier. Ses pupilles se sont d’abord dilatées, son cœur battait plus fort. Elle a pensé à lui
au premier couplet et sa gorge s’est serrée. Savait Elle seulement qu’Il était mon auteur ?

C’est possible mais je ne pourrai pas vous le prouver. Je ne suis qu’une chanson. Une chose est sûre, Elle est sortie pour prendre l’air à ce moment là. Sur le trottoir, Elle a allumé une cigarette, une slim, le regard perdu dans le vide. Elle a hésité longuement. Je pouvais encore l’atteindre par les fenêtres ouvertes du bar quand Elle a pris son téléphone. Elle a descendu la liste des noms dans le répertoire et s’est arrêtée sur le sien à lui.

Je n’ai jamais su si Elle est allé jusqu’au bout, parce que je me terminais à cet instant.

Je suis une chanson. Rien qu’une chanson. Pourtant, tout le monde me connaît. Je suis un peu l’histoire de chacun d’entre vous selon son interprétation et l’instant où l’on m’écoute. Je suis un peu magique. J’accompagne vos souvenirs. Je dessine vos rêves. Et je ne disparaîtrais que lorsque le dernier à se souvenir de moi ne me fredonnera plus.

 

 

Des ballons et des potes

Des ballons et des potes

Des ballons et des potes a été publiée dans Bordel Foot en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

 

Nous venions de passer trois heures attablés à l’ombre du tilleul, avec pour horizon les oliviers qui se détachaient sur un ciel bleu vif. Les brochettes, les keftés, le kisir, la salade de tomates citronnée et le vin rouge avaient été servis en grande quantité. Nous avions ouvert grand les baies vitrées de la maison, et la vieille chaîne hifi nous envoyait du fond du salon le contenu de nos vieilles compilations datant d’une autre époque. C’était le milieu des vacances, et le temps ne se comptait qu’en mesure de siestes, d’apéros, de piscine, de balades, et ainsi de suite jusque tard dans la nuit, quand la chaleur nous laissait un peu de répit pour nous endormir. Les enfants des uns et des autres avaient rejoint les chambres pour faire la sieste. Et nous digérions tranquillement notre pantagruélique déjeuner, dans un silence recueilli, assis autour de la grande table.

Nous regardions juste le paysage, et nous nous laissions bercer par
les voix des femmes qui discutaient. J’appréciais ces instants où le
temps semblait s’arrêter. Je me sentais comme dans une bulle où rien ne pouvait arriver que des choses douces et agréables.

C’est Pierre, le premier, qui rompit le calme autour de la table : « On
se fait une petit foot les gars ? » Il nous observait les uns les autres, attendant que nous acceptions de relever son défi. La proposition n’emballa personne. Et comme notre réponse se faisait attendre, il nous montra son impatience en nous prenant à partie à tour de rôle pour nous embrigader dans le jeu. Il essaya d’abord de nous amadouer avec des «Mon Titi», «Allez mon ptit Thom», «Polo un petit
foot tranquille?». Il était toujours amusant de voir ce grand gaillard
d’un mètre quatre-vingt-dix prendre une voix douce, tout ça pour
aller jouer. Les adultes restaient toujours des enfants. Quelques
réponses se firent entendre mollement: « Il fait trop chaud», « Je
me ferais bien une tite sieste avant », «Bof»…

Autant vous dire que la voix douce de notre ami Pierrot se raffermit
tout à coup. Nous nous fîmes traiter de larves, de lopettes, qu’on
pourrait se bouger le cul de temps en temps. Le copieux repas et
les bouteilles de Corbières, qui nous avaient accompagnés depuis
l’apéro, nous avaient passablement assommés. Pas lui. Il n’abandonnait pas devant notre paresse : «Allez, bande de loques, on se le fait ce foot ?? »

J’observais les uns les autres. Polo somnolait sur le transat. Julien
avait rapporté à table le sixième tome d’une saga de science-fiction
commencée au début de l’été. Hervé s’amusait, avec son nouvel appareil, à faire des photos de Cyril, qui restait impassible, le bob de sa fille vissé sur la tête. Quant à moi, je terminais ma cigarette, attendant que quelqu’un prenne une décision. Quant aux femmes, elles poursuivaient leur conversation, nous prenant parfois à témoin. Elles savaient qu’elles n’étaient pas conviées à la partie et ne voyaient
pas l’intérêt de prendre part au débat. L’attente devenait insupportable pour notre ami Pierrot qui finit par nous lâcher un « Faites chier les gars…» désabusé.

J’éteignais ma cigarette dans le cendrier, tout en me redressant sur
ma chaise. Avec la chaleur, l’effort me parut surhumain et je regrettais par avance ce que j’allais dire : «Ok Pierrot, on se fait un foot, mais tu fais le café d’abord. » J’obtins un succès d’estime rapport au café, très vite rattrapé par Sophie qui se dévoua pour nous préparer le breuvage demandé.

L’un d’entre nous ayant accepté la partie, les autres suivirent plus
facilement. Nous avons donc quitté la table de la terrasse avec toute
l’énergie dont nous étions capables : celle du macaroni trop cuit.
Il faisait quand même chaud pour ce genre d’activité. Cyril bailla à
gorge déployée pour se réveiller, et le petit groupe se retrouva au
milieu du jardin. Il fallut choisir l’endroit, délimiter le terrain, et, récupérer le ballon caché au fond d’un coffre d’une des voitures.

Nous n’étions pas assez nombreux pour faire une partie classique.
Et il fut décidé à la majorité que nous jouerions une allemande. Une
« allemande » donc, c’est une partie de foot resserrée. Où les
réglementations de l’UEFA n’ont pas cours et où l’arbitrage est en
autogestion. Ici c’est la règle du chacun pour soi. Chaque joueur
démarre le jeu avec une valeur de point définie avant le début de
la partie. Celui qui conserve au mieux cette valeur gagne le match.

Pour jouer et marquer des buts, il vous faut savoir jongler. En effet, vous ne pouvez tirer que si l’on vous fait une passe en jongle, et
que vous réussissez à jongler à votre tour. Vous suivez ?

En ce qui me concerne, il m’a fallu du temps. Et puis je ne suis pas
le plus sportif du groupe. La preuve: en gym, je me traînais deux
de moyenne au lycée, et des mots d’excuses en veux-tu en voilà.

Mais je m’égare. Quand le gardien encaisse un but, il perd de son
capital point. Mais pas un point par but. Le nombre de points
perdus varie en fonction de la façon dont il a été marqué. Un simple
coup de pied n’aura pas la même valeur qu’une tête ou un lobe par
exemple. Si vous perdez le ballon lors d’une action, un dribble, un
jongle… vous prenez la place de gardien. Inversement, le gardien
peut reprendre place dans le jeu, si lors du dégagement, il oblige
un des joueurs à faire une faute et perdre le contrôle du ballon.

La technique la plus souvent utilisée est le shoot violent dans le
dos… Peuvent être également visées: les côtes, voire les parties sous
la ceinture pour les moins chanceux. Ainsi à chaque dégagement,
l’équipe sur le terrain court dans tous les sens pour éviter le projectile. De préférence, il vaut mieux utiliser des ballons en mousse.

Quant à pourquoi dit-on «une allemande », ne me demandez pas. Je n’en ai pas la moindre idée. La tradition de « l’allemande » remonte aux années lycée aussi loin que je me souvienne. Peu importe la soirée, la journée, dans la cour, dans les fêtes chez les uns ou chez les autres, si un ballon avait le malheur de traîner dans les parages, il était bon pour y passer. Chaque fois, nous n’échappions pas à cette coutume de nous confronter les uns aux autres, comme pour mesurer notre
capacité à surpasser l’autre, un ballon au pied. C’était toujours plus
amusant que de réviser ses cours.

Déjà tout petit, nous nous rêvions partenaires d’Olive et Tom, frappant
le ballon avec force, pour faire trembler les filets et impressionner les filles. Nos idoles s’appelaient Cantona, Papin, Wadle, Boli, Raï,
Romario et bien sûr Maradona. Le moindre bout de terrain en terre,
bitume ou en gravillon était notre terrain de jeu. Avec les années,
évidemment, les tacles, les coups d’épaules se faisaient moins vio-
lents. Mais les parties s’endiablaient toujours, jusqu’à que nous
tombions de fatigue, souvent au coucher du soleil et l’appel à la
table par nos parents.

Le ballon rond est un compagnon formidable. Il est capable d’occuper des heures durant une troupe de mecs. Il crée un lien entre les
nouveaux venus dans la bande et les anciens. Il permet de gagner
ou de perdre des galons au sein d’un groupe. Et pour l’anecdote,
il était également d’une grande aide, lors de nos vacances en
camping, pour draguer les jolies touristes hollandaises qui passaient à proximité. Le tout était de bien viser. Les concours de jongles n’étaient pas en reste, mais n’engageaient qu’une personne à la fois, laissant aux autres le soin de s’entraîner à la pétanque. C’était aussi un bel objet de discorde. Combien d’engueulades, combien de prises de tête avons-nous vécu ? Aucun d’entre nous ne serait capable de le dire. Mais ces fâcheries ne duraient jamais bien longtemps.

À ce jeu, les femmes de notre bande étaient insensibles, et il restait
notre dernier bastion, exclusivement masculin. Ainsi, nos compagnes et amies préféraient nous regarder, se moquer, parler de nous profitant de notre absence d’attention à leur égard. Sans les enfants au milieu, nous pouvions maintenant nous permettre coups bas et langage fleuri.

Ces matchs sont l’occasion de régler quelques comptes que l’amitié,
aussi forte soit-elle ne résout pas. Un coup vache à l’adversaire est
une façon de lui rappeler qui domine l’autre, ou que la crasse de
l’autre jour n’est toujours pas digérée. Bizarrement, nous n’avions jamais joué de tour de vaisselle ou de ménage lors de nos parties.
Peut-être avions-nous peur de nous retrouver collés à chaque fois?

Ainsi donc nous voici, vaillants gladiateurs trentenaires en pleine
digestion, sous un soleil de plomb, pour certains en tongs, pour
d’autres clope au bec, prêts à s’affronter dans un match sans pitié,
digne des plus grandes finales de Coupe du monde, avec les encouragements des cigales, hurlant leur joie comme le plus beau des
publics. Et nous voilà partis, dans nos premières actions.

Je vous passe rapidement ce moment de la partie, car il s’agissait
là d’un échauffement, pour rester poli. Le gardien lui-même était
plus occupé à nous regarder nous escrimer à faire des passes correctes, qu’à arrêter nos tirs cadrés. Et les plantes du jardin devaient
prier pour ne pas finir en compost avant la fin de la journée.

Il faut dire que nous étions un peu rouillés. Nous ne jouions plus autant qu’avant. La vie de bureau, le manque de partenaires et pour certains la vie urbaine, ne se prêtaient pas à la pratique de ce sport.

Me voilà dans les cages. Je m’y suis retrouvé rapidement. Le contrôle
du ballon n’était pas aisé. Et je m’enfonçais des petits cailloux
dans la plante des pieds à chaque déplacement. Pierrot de toutes ses
forces m’envoya le ballon dans la tête. Superbe arrêt malgré moi…

Il explosa de rire et tenta entre deux hoquets de s’excuser, pendant
que je me remettais. Je profitai d’un instant d’inattention pour lui
dégager le ballon direct sur la tronche. Loupé. Les géraniums, eux,
risquaient de ne pas s’en remettre. Hervé tenta de jongler tant bien
que mal, mais la taille du terrain n’était pas adaptée à ses grandes
jambes. Il finit par passer le ballon à Polo dans un geste technique
digne d’un joueur brésilien. Et Polo en profita pour tirer… à côté.
En tant qu’auteur du tir, il fut missionné pour récupérer le ballon
dans la haie. Il gagna par la même action la place de gardien. On en profita pour faire une pause. La partie durait depuis déjà cinq bonnes minutes et nous transpirions déjà à grosses gouttes.

Le ballon rejoignit à nouveau l’aire de jeu, la partie pouvait reprendre. Cyril récupéra le ballon et tenta de le dégager vers moi, mais Hervé qui mesurait une tête et demie de plus le récupéra. Polo se retrouva en pleine ligne de mire, il s’attendait au boulet de canon, mais le fourbe de Julien le feinta et le loba. But. Pendant que tout le monde discutait la valeur du but, j’en profitai pour abandonner mes tongs.

Geste que je regrettai très vite. Ces dernières ne me protégeaient
pas des cailloux mais c’était mieux que rien. Et puis j’ai toujours
eu deux pieds gauches au foot. C’est embêtant pour un droitier.
C’est pour ça que, dans les parties classiques, la place de gardien
m’avait toujours convenu. L’énorme avantage du poste, c’est que si
on arrête le ballon, on est le héros de l’équipe. Et s’il passe, vous
pouvez pourrir vos défenseurs en leur disant qu’ils ne font pas leur
boulot correctement.

La partie se poursuivit à coup de tirs non cadrés, de dribbles, de
pertes d’équilibre, de chutes, de fous rire, de moqueries… Je me
retrouvai à nouveau dans les cages et je voyais descendre en flèche
mon capital point. Heureusement d’ailleurs car cette chaleur me flinguait toute envie de continuer. J’attendais avec une certaine
impatience la fin de la partie, rêvant à une sieste paisible et à un verre de rosé bien frais. Après tout, il fallait bien garder des forces pour la partie que nous jouerions le soir.

En nous regardant jouer comme nous l’avons toujours fait depuis que nous nous connaissons, je me demandai s’il en serait de même dans trente ou quarante ans, quand nous serions des grands-pères. Est-ce que des infirmières nous courraient après, alors qu’armés de nos déambulateurs nous ferions une allemande dans le hall d’entrée de la maison de retraite? Je nous le souhaitais vivement en tout cas.

 

30 x 40

30 x 40

30 X 40 a été publiée dans Bordel Pierre Desproges  en 2010 chez Stéphane Million éditeur.

Couverture Bordel Pierre Desproges

Ce soir, pour la première fois de ma vie, je monte sur la scène d’un théâtre parisien pour un gala de jeunes humoristes. Cela signifie tellement pour moi. Vous dire que j’en ai rêvé serait trop peu.

Je suis comme dans la chanson d’Aznavour, dans ma loge, face au miroir encadré d’ampoules. Milli, ma maquilleuse d’un soir, ma fiancée depuis quelques années m’aide à me préparer. J’observe mon reflet. Tout devrait être parfait ce soir, et paradoxalement, je me sens plus proche du mourant que du cycliste chargé comme une mule, prêt à attaquer le tour de France. Je suis malade à en crever.

J’aimerais demander à Milli si elle peut faire que la terre s’arrête de tourner pour qu’on me laisse descendre et que je puisse m’allonger. Mais je pense qu’elle va finir par perdre patience avec mes jérémiades. Le costume que je trouvais si bien en l’essayant il y a deux jours me paraît ridicule aujourd’hui. Je transpire. Milli me remaquille. Le tic-tac de l’horloge abat les secondes avec une régularité implacable. Salauds de suisses. Juste à côté d’elle, une photo de Pierre Desproges me scrute :

« – Milli?

– Oui…

– Tu crois que Desproges, il avait le trac avant de monter sur scène?

– Sûrement, chéri, sûrement. »

En fait, je vois bien qu’elle n’en a pas la moindre idée. Elle me regarde comme une poupée qu’elle viendrait de coiffer et de maquiller. Elle me fait signe de me lever pour voir si une étiquette ne dépasse pas du costume, si il n’y a pas de faux pli. Avec le stress, je me demande si mes jambes ne vont pas me trahir. J’ai cent quinze ans tout d’un coup et la gorge sèche. J’ai l’impression d’aller à l’abattoir. La boule qui s’est installée dans mon ventre grossit. Mes épaules portent toute la misère du monde. J’ai la nausée et avaler la moindre gorgée d’eau me demande un effort surhumain. Elle me passe la main dans les cheveux. J’essaie de lui sourire.

Je jette un oeil autour de moi. J’avais oublié que je n’étais pas tout seul dans cette loge. D’autres humoristes se préparent. Certains se débrouillent tout seul comme des grands, d’autres répètent leur textes comme un mantra et les plus agaçants déconnent entre eux. J’ai l’impression d’être devant la salle de classe, cinq minutes avant un contrôle.

Je me retourne et la photo de Desproges ne m’a pas lâché du regard. Peut être que c’est ça qui a tué Pierre Desproges : le stress de monter sur scène? Tout à coup, je veux changer de métier. J’aurai du écouter mon père. Bibliothécaire, c’est bien ça comme métier. C’est calme aussi. Pourquoi j’ai pas fait ça? Bibliothécaire? Ou journaliste, à la rubrique chronique culinaire? C’est bien ça aussi. Qu’est ce que je fous là? Je vais me barrer par la fenêtre des toilettes, comme dans les films.

Milli voit bien que je ne suis absolument pas concentré. Elle me prend par les épaules : « Tout va bien se passer. Tu vas les faire mourir de rire ». Ou c’est plutôt moi qui vais crever de honte ? Et si ça ne le faisait pas rire ? Et si je me plantais dans mes vannes ? Putain, c’est quoi la première vanne ? Milli me regarde droit dans les yeux, elle me connaît par cœur.

« – Tu es en train d’oublier ton texte? C’est normal. C’est le trac. Tout le monde l’a, ok?

– Ok.

– Tu demandes ce que tu fous là?

– Oui…

– Est ce que tu laisserais ta place à quelqu’un autre?

– Là maintenant? Oui…

– Hé dis donc, tu veux que je te rappelle tout ce que tu as fait pour en arriver là? »

Je respire un grand coup en fermant les yeux. Non, ce n’est pas la peine qu’elle me le rappelle. Je ne le sais que trop bien. Elle le sait aussi. Elle y assiste tous les jours. Il y avait une chance sur un million que je réussisse ce coup là : devenir humoriste. Je l’ai vraiment voulu. Je ne sais pas si quelqu’un pourrait comprendre qu’un individu ayant un quotient intellectuel dans la moyenne, au physique plutôt normal, avec une vie plutôt équilibrée, mangeant ses cinq fruits et légumes par jour, comment cet individu que l’on pourrait qualifier d’individu de classe moyenne a t’il décidé un jour de monter sur une scène pour faire rire les gens ? De quel syndrome ai je été frappé?

J’ai toujours aimé faire ça. Depuis l’école. C’était en moi, depuis le début. Comme un rêve. A l’inverse, je suis sûr que le type qui contrôle les billets à l’entrée, il rêvait d’être cow-boy quand il était petit. Ou la fille de la caisse, je suis sûr que elle voulait être exploratrice ou sauver des animaux. Et bien voilà, moi, je rêvais de faire rire les gens en leur racontant des histoires. Et ce soir, ce rêve me rend malade. Je vais peut être faire mieux que Molière, je vais mourir avant ma première ligne de texte. En même temps, on ne pourra pas dire de moi que j’aurai lassé mon public.

Je regarde l’horloge. Tic-Tac. Il me reste 5 minutes avant mon passage. Une petite télé dans la loge nous permet de suivre le dérouler du gala, et une armée d’assistants casqués et affairés comme des abeilles s’agitent autour de moi. Pierre Desproges me fixe toujours depuis sa fenêtre de papier glacé. Enfin je crois. Tout d’un coup, je réalise que je ne connais pas bien ce type. Je suis humoriste, mais pas vraiment comme lui. Je ne joue pas dans le même registre. Je connais le sketch des piles, celui des cintres et des cadeaux des enfants pour la fête des pères, deux ou trois chroniques du « tribunal des flagrants délires », deux ou trois vannes sur les juifs pendant la seconde guerre mondiale et qu’il était l’idole de mon prof d’histoire au lycée.

Milli s’est absenté deux minutes. Je me tourne vers mon voisin d’un soir :

« – Pourquoi il y a une photo de Desproges au mur?

– Il a du venir jouer ici j’imagine, comme les autres.

– Comme les autres… »

Je réalise que, effectivement, Desproges n’est pas le seul accroché au mur. Ils sont quelques uns, pour certains devenus célèbres, à nous avoir précédés ici. Qui sait, peut être un jour, l’un d’entre nous aura sa photo au mur, comme un trophée de chasse du directeur de théâtre.

Tic-Tac. J’entends l’horloge malgré le bruit autour de moi et Desproges me regarde. Il a l’air de se moquer de moi avec mon trac sous le bras. L’assistant plateau me fait signe et je vois trois doigts dans l’air. 3 minutes. Elle se trompe cette horloge, je suis sûr qu’elle se trompe. Au plus profond de moi, je souhaite une catastrophe du type : un spot va tomber sur un monsieur dans le public juste avant mon passage et on va annuler la suite du gala. Oui c’est ça. Ou mieux encore, des terroristes nous prennent en otage, avec pour revendication, le droit à ne pas rire. Et ils m’empêchent de faire mon numéro. Oui, après tout, les gens auraient le droit de ne pas rire, d’être triste et de faire la gueule. De quel droit on décide qu’il faut qu’ils rigolent. Je vais changer de métier. Ça n’a pas d’avenir. Et on est trop nombreux de toute façon.

Milli est revenu. Je regarde l’horloge : 2 minutes. Il est élastique ou quoi ce soir, le temps ?

Ma première envie de scène, c’est dans la grange de la maison familiale, j’ai 5 ans peut-être. La salle est en deux parties, une plus élevé que l’autre. Je pense que le type qui l’a construit pour y entreposer le fourrage pour les bêtes n’imaginerait pas que cinquante ans plus tard, au même endroit, un gamin rêverait une scène et un public imaginaire pour lequel il ferait des représentations des plus réussies, et tout ça sans texte, ni mise en scène. Et puis, je revois mon premier rôle, à l’école maternelle, faire le clown en classe, faire rire les copains, faire rire les filles, faire rire Milli.

J’aimerais dire tout ça à ce Desproges qui me regarde l’air satisfait de me voir dans cette situation. J’aimerais le prendre par le col, et lui dire que je suis sûr qu’il a connu ça. Qu’il devrait arrêter de faire le malin à me regarder comme ça. Sinon, je le retourne et le punaise dos à la loge. J’aimerais lui dire les nuits entières à écrire des sketchs, à sécher devant la feuille blanche, les cours de théâtre, l’incompréhension de mes parents, l’arrivée à Paris depuis ma campagne, mes essais seul dans la grange comme dans le plus grand des théâtres parisien. J’aimerais lui dire tout ça. Je comprends qu’il l’a su mieux que quiconque.

1 minute. Desproges me fixe comme l’œil dans la tombe. Je finis par croire que l’âme de Desproges s’est retrouvée enfermée là, dans cette photo. Clic-Clac, c’est dans la boîte cher ami. Je pars à l’échafaud dans une minute. Je vais payer pour ne pas avoir écouter ce sage conseil d’un cousin très éloigné sûrement consanguin qui, avec hauteur et sans doute grâce à son expérience du milieu du spectacle me déclara entre fromage et dessert : «C’est pas un métier de toute façon ! Le show biz, c’est un truc pour drogué et homosexuel !».

30 secondes. Je réalise que Coluche et Le Luron m’observent aussi maintenant. Leurs photos en noir et blanc encadrent Desproges. La colère me prend. Il ne s’est donc rien passé depuis les années 80 dans ce théâtre pour être sous leur surveillance, à ces trois là?? Mon pouls s’est accéléré, mes mains sont moites. Je ne sais plus comment me tenir. J’aimerais aller dormir pour qu’on me laisse et qu’on m’oublie.

15 secondes. Milli dépose un baiser sur les lèvres et me pousse dans les bras de l’assistant plateau. Je cherche un soutien du regard, mais je pense que la directrice artistique qui m’a fait passer le casting est au fond de la salle et je n’aperçois que des ombres. Je me sens comme au tribunal. « Fais nous rire si tu veux que l’on te gracie ».

Métier de maso qu’être humoriste. C’est à moi et tout se bouscule dans ma tête, générique, lumière, je bondis sur la scène. Il fait chaud, applaudissements d’encouragements, les spots dans la gueule, je ne vois rien. C’est mon tour et je ne peux plus faire marche arrière.

Le stress s’en va avec la première phrase, le premier rire. Le soulagement. Je me souviens de mon texte et le public réagit. Allez, chauffe Marcel ! La scène est à toi, le public est à toi. Pour cinq minutes et pas une de plus. Je ne le lâcherai pas. Pour rien au monde, je ne laisserai ma place à quelqu’un d’autre… J’ai la sensation de re-vivre, d’avoir des ailes. Et au fond de ma tête, à ce moment là, j’entends un type qui de loin, très loin au fond de mon cerveau me lance dans un demi sourire que je devine: « Étonnant, non? ».

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon a été publiée dans Bordel Made in China en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

couverture Bordel Made in China – 2012

En temps normal, Brel, j’avais du mal. Alors Brel au réveil, un jour de pluie à Paris en plein mois de juillet par seize degrés, c’était au dessus de mes forces. Apparemment, il y en a un que ça ne dérangeait pas ce matin-là. Mon colocataire balançait la complainte du Belge à fond les ballons dans l’appartement. J’étais en train de rêver d’une superbe créature à la peau cuivrée, sorte de déesse aux yeux aussi clairs que le bleu du lagon. Elle m’invitait à la rejoindre sur une plage de bout du monde. Tout cela me semblait si réel que je pouvais même ressentir la chaleur du fin sable blanc sous la plante de mes pieds. Et en quelques secondes, un malotru vous transformait une île paradisiaque en plat pays pluvieux. J’ai entrouvert les yeux. Même le grand Jacques avait choisi de s’installer aux Marquises. Le type n’était pas fou. Ce matin, je vous le jure, il y avait des tartes qui se perdaient. Le réveil affichait en rouge, et dans un design très années quatre-vingt, un très beau sept heures. Pour un samedi c’était dur. Mais je n’ai rien dit. Mon voisin de chambrée avait une bonne raison de nous faire lever aux aurores. Je regrettais néanmoins qu’il ne soit pas vraiment porté sur Melody Gardot ou les Rolling Stones ces derniers temps. Par obligation, je me tirais hors du canapé-lit, les yeux bouffis et les cheveux en bataille. Je réajustais le plus élégamment possible mon caleçon et j’enfilais un tee-shirt qui traînait là.

Avec Camille, nous vivions depuis deux ans dans le quartier chinois, dans le treizième arrondissement. Nous étions les heureux locataires d’un trente mètres carrés avenue de Choisy. Trente mètres carrés à deux, c’était pas énorme. Mais ça faisait quand même quinze mètres carrés chacun. Se loger convenablement à la capitale n’était pas chose aisée. Avant de trouver la perle rare, nous avions visité toutes sortes de cages dont même les poules ne voudraient pas, des clapiers insalubres, le tout à un prix digne du budget de la NASA. Avec une vraie salle de bain, des WC dans l’appart et une cuisine qui n’était pas un ancien placard, nous considérions donc notre trouvaille comme confortable. Notre palais se situait au-dessus d’un restaurant asiatique «La Caravelle Saïgon». Et là, lecteur pointilleux, je sais ce que tu te dis. Ce nom-là ne sonne pas très chinois. Je te répondrai alors que le quartier chinois n’est pas très chinois non plus. C’est Pékin, Hanoï et Bangkok réunies entre deux avenues. Dans ce quartier, les restaurants japonais sont tenus par des Coréens. Tous les déracinés de l’Asie se sont donné rendez-vous ici. L’instinct grégaire est aussi humain. Et ils avaient créé ici un souvenir de là-bas. Ce n’était plus la Seine qui coulait sur les rives du treizième mais bien le Yang Tsé Kiang. Et il en était de même dans tous les Chinatown du monde.

«Caravelle Saïgon», faut dire que ça sonnait chic, même si ça n’avait pas pesé bien lourd dans le choix de l’appartement. J’aimais le côté exotique que cela donnait à notre adresse. Rien qu’en le prononçant ça respirait l’Indochine et les fumeries d’opium. C’était OSS 117 et la IVe République dans vos assiettes. Rien qu’à la lecture de l’enseigne bleue et blanche, je pouvais presque apercevoir les rizières et la brume s’accrochant dans les vertes montagnes. Si Michel Sardou avait chanté l’Asie, il aurait écrit «Caravelle Saïgon ». De fait, nous avions rebaptisé notre appartement du nom de l’établissement sus-cité. Et je dois vous faire un aveu: nous n’y avons jamais pris un repas. D’autre part, nous n’avions pas poussé le vice à faire une déco type restaurant asiatique. Nous avions des limites. Et puis les odeurs de soupe qui remontaient nous mettaient déjà dans l’ambiance. J’avais quand même, un jour de folie sûrement, acheté un énorme Maneki Neko d’un mètre qui trônait désormais dans l’entrée. Vous savez, ces gros chats de porcelaine qui sont censés vous porter chance.

Comme nos voisins de quartier, nous étions loin de notre terre d’origine. Nous avions quitté notre bord de mer. Nous avions fait un bras d’honneur à nos chères études et nous avions réussi à convaincre nos parents de nous financer l’expédition. Nous étions bien décidés à conquérir Paris comme le disait la chanson. Nous allions bientôt découvrir que nous n’étions pas les seuls et que les bonnes places étaient rares. Comme nos voisins, nous avions choisi de vivre entre «exilés» pour rendre plus doux l’éloignement et se sentir chez nous.

Mais revenons à notre frais samedi matin de juillet. Mon coloc, Camille, était donc attablé à la cuisine, le nez plongé dans son bol de café. Une cigarette mourait à petit feu dans le cendrier. Il arborait son tee-shirt des bons jours «I love rien, je suis parisien». Entre deux gorgés de caféine, il fixait les carreaux. Je lui avais demandé de nettoyer ces derniers, il y avait de cela un mois peut-être. J’espérais un instant qu’il se décide à les frotter énergiquement, en cadeau d’adieu. Le principe qui gouvernait notre colocation était le suivant: il salit, je nettoie. J’avais beau faire, rien ne venait perturber cette tradition. Cette devise aurait pu être au fronton de notre porte d’entrée.

J’ai demandé à l’ami Ricoré de me servir un café et me suis enquis de son état moral, rapport à Brel, ce à quoi il m’a répondu «Mouais, ça va». J’étais moyennement convaincu par son explication. Il avait la tête des mauvais jours. Quand nous avons débuté notre aventure, nous nous étions promis que nous ne rentrerions qu’avec le succès en poche. L’échec de nos projets était interdit. Mais son départ ce matin me laissait un goût plus amer que celui du café. Certes, c’était son choix, mais je le vivais avec lui. Nous n’avions pas connu la gloire espérée. Lui avait tenté l’aventure cinématographique, les castings, les lectures de scénarios, les pièces de théâtre. Il espérait trouver un réalisateur qui magnifierait son talent. Il se voyait en nouveau Dewaere. Au bout de deux ans, il avait finalement atterri chez H&M comme vendeur. Quant à moi ce n’était guère plus reluisant. J’ambitionnais de devenir grand journaliste. Je me rêvais prix Pulitzer, dénonçant les horreurs de notre société, pointant de ma plume les injustices de notre monde. Et c’est l’enseigne à la double arche dorée qui m’avait ouvert grand les bras. Il fallait bien manger, et je ne pouvais ni compter sur un apprenti comédien, ni sur le bon cœur des directeurs de rédaction pour nous financer. On pouvait dire qu’ils étaient mignons les deux Rastignac qui voulaient prendre Paris à bras-le-corps.

Sur notre relation, je pense pouvoir dire que Camille et moi, on s’adorait et on ne se supportait plus. Ma frustration était le miroir de la sienne. Nous vivions depuis trop longtemps dans cette promiscuité, digne d’un campement militaire, sans aucune échappatoire, ni pour l’un, ni pour l’autre. Mais ça nous avait permis de tenir dans le rythme effréné de la ville.

Et maintenant, ce salopard s’apprêtait à quitter la carlingue de notre caravelle. Je perdais mon copilote. Il avait craqué. Fuck Paris, fuck le cinéma avait-il balancé vers quatre heures du matin, une semaine auparavant, l’haleine chargée de whisky coca. La conséquence directe de ses paroles courtes mais lourdes de sens étaient les suivantes : ses sacs et ses cartons s’étaient empilés depuis la veille au soir dans les quelques espaces vides de l’appartement.

Une fois que lui et ses paquets ne seraient plus là, je n’aurais plus personne sur qui râler, ni m’épancher. Plus personne pour partager des fous rires. Je ne pourrai plus être le soutien nécessaire dont il pouvait avoir besoin et inversement. Plus personne pour disserter sur le décolleté d’une cliente ou de cette inconnue callipyge croisée dans le métro. Je serai seul pour boire mes bières et manger mes pizzas. Je ne pourrai plus lui en vouloir de sauter ses conquêtes dans mon lit dès que je m’absentais. Je n’écouterai plus ses craintes de l’avenir. Il n’écouterait plus les miennes. Il avait le mal du pays ce con. Et moi, il pensait que je ne l’avais pas peut-être ?

Un pote allait arriver avec une camionnette pour charger la cargaison direction le sud. Et nous l’attendions silencieusement. Aucun de nous deux ne savait trop quoi dire. Et à vrai dire ça valait mieux. J’ai coupé la chique à Brel pour mettre la radio. Amy Winehouse prit alors le relais… Décidément, dans notre monde moderne, les morts ne nous laissaient jamais en paix. Camille m’a demandé ce que j’allais faire aujourd’hui. C’était la première fois qu’il me posait la question depuis six mois. J’ai caché ma surprise tant bien que mal. J’ai avalé une gorgée de café. «Je vais t’aider à charger ta charrette, enfoiré», ai-je lâché. Il a souri. Je me suis marré. Cela faisait longtemps que ce n’était pas arrivé.

Mais je n’avais pas vraiment de réponse quant au fond de sa question. Qu’est-ce que j’allais faire une fois qu’il se serait envolé ? On se connaissait depuis toujours. Nous avions usé nos jeans sur les bancs de la fac. Et puis deux ans de vie commune, ça crée des liens. Je n’avais pas de secret pour lui. Je lisais en lui comme un livre ouvert. Et il m’était inutile d’essayer de lui cacher quelque chose. Ce n’était plus un pote, c’était un double. Nous étions des partenaires, des frères. J’étais Roger Murtaugh, il était Martin Riggs. Si un des membres du duo disparaissait, il n’y aurait plus d’«Arme Fatale». Notre colocation, notre amitié, c’était pareil.

J’ai rappuyé sur le bouton de la chaîne hi-fi. David Bowie a pris le relais. Sa voix suave rendait tout à coup la pluie plus sexy, l’ambiance plus légère. Et «China Girl » était ce que j’avais trouvé de plus local. Sous l’Union Jack, les années quatre-vingt se voulaient joyeuses et postcolonialistes. Même si à l’époque de cette chanson, Hong Kong était toujours sous les jupes de la reine d’Angleterre. Venant de la place d’Italie, la camionnette, blanche et un peu cabossée, est finalement arrivée en bas de l’immeuble. Je l’ai regardé se garer avec un pincement au cœur. Ça fusait dans ma tête. Je n’étais pas sûr d’avoir trouvé ce que j’étais venu chercher, c’est à dire la gloire et les paillettes. Je n’avais récolté que du gras de burger et un compte en banque aussi rouge que le logo de mon employeur. Alors se posait la question: et si je partais moi aussi ? Si je laissais tout derrière moi ? Après tout que se passerait-il de grave? Camille avait trouvé la force de dire stop. Est-ce que je pouvais le faire moi aussi ? Malheureusement, je suis courageux mais pas téméraire. Je ne ferai pas partie de ce voyage-là.

Le ballet entre le troisième étage et la rue commençait. Des cartons de livres, des sacs de fringues et beaucoup de souvenirs immaté- riels s’entassaient à l’arrière. Quand nous nous sommes installés, notre premier meuble était un carton. C’était notre table de nuit, notre table pour manger, un bureau improvisé. Deux matelas nous servaient de canapés, de lits. Ni télé, ni radio pour nous accompagner mais un ordinateur quand même. Entre deux chargements, nous nous sommes mis à évoquer des souvenirs, des aventures de ses deux ans passés. Je l’avais initié à l’art du repassage, il m’avait fait découvrir le rap US et les Simpsons. C’est marrant comme, quand on arrive à la fin d’une histoire, ce sont les bons moments qui reviennent. J’avais l’impression gênante que mon ex-femme se faisait la malle en présence de son avocat. Un divorce sans haine, ni garde d’enfants. Un CDD qui prenait fin. Je n’osais pas demander à Camille ce qu’il retiendrait vraiment de ces deux années. Se sentait-il plus léger maintenant qu’il s’était débarrassé de ses illusions, de ses rêves trop encombrants ? Et en avait-il de nouveaux ? Moi-même je n’étais pas sûr de m’être libéré des miens. Il me semblait qu’il me faudrait creuser plus loin encore.

Les amis font partie des piliers de l’homme. Toujours là quand les nanas font leurs valises. Toujours là pour les vacances et les conneries, pour les coups durs et les lendemains qui chantent. Mais quand ce sont eux qui s’en vont, que se passe-t-il ? Il allait me falloir trouver quelqu’un d’autre qui viderait mes gels douches, et laisserait la cafetière déborder le matin.

J’ai descendu le dernier carton. Camille a fermé les portières. Il a quand même jeté un œil à la fenêtre du troisième étage. Il y avait fumé tellement de clopes, à cette fenêtre. J’aurais payé cher pour être dans sa tête à ce moment-là. Ça y est, on y était. La voiture chargée, l’heure de l’au revoir arrivait. On s’est pris dans les bras, se promettant de se donner des nouvelles, et autres banalités d’usage que l’on sort dans ces cas-là. Nous savions que nous ne le ferions pas. Pas tout de suite en tout cas. Trop de temps passé ensemble, nous avions besoin de respirer. Il est monté dans la voiture. Je lui ai lancé un bonne route et j’ai regardé mon ami disparaître en bas de l’avenue de Choisy, direction la nationale 7, me laissant seul dans mes chinoiseries. Il était midi à ma montre. C’est fou comme les choses se défont vite. Notre épopée de la «Caravelle Saigon» venait de prendre fin. Un nouveau défi m’attendait, à une unique condition: serais-je capable de refaire décoller l’avion tout seul ?

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

Bons baisers du Japon

Bons baisers du Japon

Bons baisers du Japon a été publiée dans Bordel Japon en 2011 chez Stéphane Million éditeur.

Photo : Mont Fuji par Brücke-Osteuropa – Wikicommons

Janvier n’en finit pas. Le froid de Paris me mord le moindre centimètre carré de chair qui lui est offert, et la pluie fine me glace les os, malgré ma dernière doudoune à la mode. Je rentre chez moi, et il fait déjà nuit. Cette nuit qui ce matin m’a accompagné vers le bureau. J’accumule la fatigue et les heures sans sommeil. Dans le métro, chaque sonnerie annonçant la fermeture des portes de la rame me rapproche un peu plus de la maison. Un simple coup d’œil autour de moi et je vois la même lassitude dans le regard de mes contemporains. Seuls quelques touristes, fraîchement débarqués à la station Montparnasse, se marrent comme des baleines avec leurs sacs et leurs appareils photos. Leur joie d’être là m’agace et me touche à la fois. Moi aussi, la première fois que j’ai pris le métro parisien, j’avais le sourire. Je ne leur donne pas six heures avant d’être frappé du syndrome de Paris. Quant à moi, ma dernière ambition de la journée est de rentrer et de fermer la porte, être au calme avec ma télé et mon plateau-repas. Comme tous les autres zombies autour de moi.

C’est avec un soupir de satisfaction que je passe la porte d’entrée de l’immeuble, véritable sas de décompression avec le monde extérieur et premier élément réconfortant après une heure de trajet en transport en commun. Je passe mécaniquement devant l’alignement de boîtes aux lettres, preuve que d’autres individus partagent avec moi une vie en ces murs. J’ai pour habitude de jeter un œil à la mienne, et de ne l’ouvrir uniquement que si j’y aperçois une enveloppe, ou des prospectus. Mon courrier est rare. L’e-mail a remplacé le papier et je ne reçois que quelques factures, des publicités d’artisans et autres sorciers vaudous. Rien d’intéressant si ce n’est des promesses de vie meilleure et des échéances financières.

Ce soir, pourtant, ma boîte aux lettres laisse entrevoir un courrier de taille inhabituelle. J’ouvre et récupère la missive sans y jeter un œil, trop pressé que je suis de rentrer au chaud. Maneki m’attend. Assis devant la porte avec l’œil interrogateur, il miaule une fois, me faisant part ainsi de son mécontentement de me voir encore rentrer après l’heure syndicale pour sa gamelle. Je m’excuse plate-ment, caressant sa tête qu’il dégage aussitôt pour filer en direction de la cuisine. Je jette mes affaires sur le canapé, et je file nourrir le fauve blanc, qui miaule de plus belle, se frottant contre mes jambes pour me faire accélérer le mouvement. Une fois servi, il ne s’intéresse plus à moi, m’autorisant alors à vaquer à mes occupations du soir. Je m’en vais sous la douche oubliant le courrier et le reste de mes affaires sur le canapé. Au milieu des vapeurs d’eau chaude, je tente d’oublier les contrariétés de mon quotidien.

Emmitouflé dans mon peignoir, je me poste à la baie vitrée, pour observer le monde extérieur. J’allume une cigarette. J’allume ma télé. Dernier point, je démarre aussi l’ordinateur. Comme si l’appartement se métamorphosait en vaisseau spatial. Comme s’il ne pouvait pas prendre vie sans tous ces artifices et ses écrans de contrôle. Maneki, mon seul compagnon à bord, s’installe dans le canapé et commence sa toilette du soir, consciencieusement. Je visite mon frigo désespérément rempli de n’importe quoi. Il me faut puiser dans mes dernières ressources de créativité pour lancer un dîner correct, sans avoir à piquer les croquettes du chat. J’écoute mes messages de répondeur tout en dînant, le téléphone au creux de l’épaule, et l’œil rivé sur la télé. Le dîner est avalé en quelques coups de fourchette. J’abandonne mon assiette sur un coin de la table basse et je reporte l’heure du dessert à plus tard.

J’aperçois ce que j’identifie maintenant comme une carte postale. Elles sont rares celles qui atterrissent dans ma boîte aux lettres. Non pas que les gens ne voyagent plus, mais plutôt qu’ils donnent tous de leurs nouvelles sur internet, via leurs blogs ou leurs sites. Alors qui m’envoie cette carte postale ? Mon cœur bat la chamade au moment de la déchiffrer. Elle est assez rigide et le papier est jauni artificiellement pour lui donner un côté authentique. Elle représente une estampe japonaise, où le Fujiyama se détache, rouge sang, contrastant avec l’hiver qui fige Paris. Je devine, sans l’avoir lu, l’identité de l’auteur.

Je regarde l’estampe comme si je cherchais quelqu’un dans le décor. Quelqu’un que j’attends et je fuis à la fois. Je sais que je ne veux pas la retourner mais qu’il faudra le faire, ne serait-ce que pour savoir si j’ai vu juste. J’en veux aux postiers de France et du Japon de l’avoir apportée jusqu’ici. Je souhaiterais ne jamais en avoir eu connaissance. Qu’elle se perde au milieu de la Russie. Mais elle est là, attendant d’être lue. Maneki me regarde. « Mon vieux, tu ne devineras jamais qui nous écrit ». Le chat baille à s’en décrocher la mâchoire. « Tu as raison Maneki, on s’en fout ».

Le Japon… à cet instant, le pays du soleil levant rouvre une blessure qui se refuse à cicatriser. Le Japon, pour moi, c’est Juliette. Juliette n’est pas japonaise. Juliette est blonde aux yeux bleus. Et si le Japon est entré dans ma vie sans que je m’en rende compte, c’était à cause de Juliette. Notre histoire est née sous le signe Nippon. La raison en est toute bête. C’est en bas de chez moi, dans un petit restaurant japonais, tenu sûrement par un coréen, que j’étais tombé amoureux d’elle. Je me souviens de ce soir-là. J’étais passé prendre de quoi dîner en rentrant du boulot. Elle attendait sa commande au comptoir: début de l’histoire, une histoire à emporter.

Juliette aimait les sushis, la bière Asahi, la maison de la culture du japon et la cérémonie du thé, les films de Kitano, et les fringues japonaises. Elle voulait visiter Tokyo. Et l’Australie aussi. Mais surtout Tokyo. Juliette n’était pas japonaise. Elle n’était jamais allée au Japon, mais elle en rêvait. Tout ce qui venait de là-bas avait à ses yeux une qualité particulière, là où je ne voyais qu’un snobisme citadin, une volonté d’exotisme et de voyage sans jamais quitter son chez soi. Je croyais à une lubie féminine, une mode où toute Française qui se respecte doit aimer le Japon. Le label japonais, c’était la distinction et la légèreté, la délicatesse des fleurs d’un cerisier ou la finesse d’un kimono. Une promesse d’ailleurs, comme dans les catalogues de voyages. Elle se voyait peut-être en Uma Thurman dans Kill Bill, quand elle partait à son cours de judo. Le Japon sonnait dans sa voix comme une aventure palpitante. Jules Gassot, dans son Manuel de savoir vivre à l’usage des jeunes filles, a sûrement raison: le Japon est peut-être l’un des accessoires indispensables de l’imaginaire féminin moderne. Même si dans la majorité des cas, il se limite à manger des sushis.

Je me souviens des dimanches matins où Juliette débarrassait le petit-déjeuner, et s’installait contre moi, avec mon atlas à la main. « On ira », avais-je promis. Sans savoir. Sans dire quand. Et j’apprendrais à mes dépens qu’il ne fallait pas faire de promesse à Juliette, ou alors il fallait être en mesure de réaliser rapidement. La déception chez elle ne laissait pas de place à une seconde chance. Elle avait une théorie sur le couple qui se basait sur la passion et l’inattendu. Il fallait entretenir la flamme chaque jour un peu plus fort, et combattre la routine comme un ennemi mortel. Un combat que je pensais vain.

Quant à moi, le Japon, c’était le Game Boy de mon enfance et le walkman de monsieur Sony, c’était la moto du voisin ou la chaîne hi-fi de mon père. Le Japon, c’était les dessins animés. San Go Ku, Goldorak et les pornos pervers. Je voyais le Japon comme un monde imaginaire et technologique, un peu déjanté sur les bords. Tout ce que cette carte postale, qui se trouve maintenant dans mes mains, n’est pas avec son côté ancien, si traditionnel. Elle m’est envoyée d’un pays qui sort un nouveau téléphone portable tous les trois jours, d’un pays qui a créé les premiers robots. Et pourtant cette carte vient du passé, de mon passé.

Maneki vient se lover contre moi. Il est tout ce qui me reste de Juliette. La seule chose dont je n’ai pas pu me débarrasser. Après tout, il n’y était pour rien. Il a hérité de ce nom à cause de cet amour immodéré de Juliette pour le Japon. Et pourtant lui non plus n’est pas japonais. Mais Juliette avait décidé: ce serait Maneki, comme les chats porte-bonheur qu’on trouve à l’entrée des magasins ou des restaurants asiatiques. À l’époque, nous coulions ce qui me semblait être des jours heureux, rythmé entre travail, weekend à la campagne, soirées entre amis et siestes crapuleuses. Elle me rassurait par sa simple présence, demain me semblait plus facile. J’espérais ces moments éternels. Néanmoins, il m’avait fallu du temps pour laisser aller mes sentiments vis-à-vis d’elle, et faire tomber ma carapace. Notre histoire dura deux ans, sans cris, sans conflits. Et puis je suis rentré un soir, et j’ai trouvé l’appartement vidé de moitié. Elle était partie aussi vite qu’elle était entrée dans ma vie. En souvenir de cette union, elle ne m’avait laissé quelques cheveux au fond du lavabo et une terrible sensation de solitude. Je ne comprenais alorsni son départ, ni ses attentes. Elle m’avait mis devant le fait accompli. Notre histoire s’arrêtait là. Je n’avais probablement pas su l’écouter, ou pas voulu, tout simplement. Comme dans les films romantiques, elle avait voulu rajouter une touche de mélodrame et avait accroché au collier de la pauvre bête un message: « Il te portera bonheur. Désolé. J. ». Et Maneki avait passé le reste de la journée à essayer de se débarrasser de ce bout de papier. Je n’ai donc pu garder que Maneki.

J’allume une nouvelle cigarette. Après son départ, je ne voulais pas entendre parler du Japon, encore moins de Juliette. Un an et demi s’était écoulé et cette colère sourde en moi ne s’était jamais vraiment éteinte. Je lui en voulais d’être partie. Plusieurs fois, elle avait tenté d’expliquer son geste dans des lettres. Et ses raisons ne tenaient pas debout. Elles étaient irrecevables à mes yeux. Mais c’était son choix, et je n’allais pas aller contre sa volonté. Et même si j’avais voulu, je n’aurais rien pu sauver. Je brûlais toute sa correspondance au fond d’un saladier. Et dans une dernière mesquinerie, pour la punir de m’avoir laissé, je lui répondais par mon silence le plus absolu.

Et voilà, Juliette est à nouveau de retour dans ma vie, derrière cette carte, cachée dans le paysage du Fujiyama. Comme une tache d’encre indélébile dans mon esprit. L’odeur de son parfum m’envahit, et des images remontent à la surface, des sensations douces et agréables. Son rire emplit ma tête. Et le fantôme de Juliette traverse l’appartement, sa serviette de bain nouée au-dessus de sa poitrine, ses cheveux en chignon, laissant flotter derrière elle l’odeur de son gel douche si chimiquement délicieux, parfum noix de coco. Me rappelant au présent, Maneki tape avec sa patte sur la carte, comme pour me demander de la lire. Il est inutile de repousser encore un peu plus loin l’échéance.

Je retourne la carte, prêt à affronter cette lecture difficile. Comme dans les mangas, le marteau de 1000 tonnes me tombe dessus par surprise. Mes yeux parcourent chaque ligne, et je me sens de plus en plus bête au fur et mesure. Au fond de mon cœur, j’espérais toujours un signe d’elle. Je me sens stupide. Arrivé à la fin de la carte, je souris. Je me lève et me dirige vers la cuisine. J’accroche la carte au frigo, effleurant du doigt le Fujiyama. Leur budget publicité doit être conséquent pour se payer de si belles cartes postales. Je me promets, ne serait-ce que pour le trouble que m’a procuré cette carte, d’aller dîner un soir dans ce restaurant qui vient d’ouvrir dans le quartier. Cette non-aventure m’a fait ouvrir les yeux sur les histoires d’amour. Quand elles ne sont plus, il faut savoir tourner la page.

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

 

Riviera Dream

Riviera Dream

Riviera Dream a été publiée dans Le Grand Bordel de Cannes ! en 2010, chez Stéphane Million éditeur

Photo : Cannes pendant le Festival en 2009, de Piergiorgio Mariniello  – Wikicommons

C’est entre le cours d’Histoire-Géo et celui de Physique que nous avons eu l’idée. Deux heures à tuer au soleil. Inutile de vous dire que la perspective de réviser nos cours pendant ces heures libres ne nous a même pas effleurés l’esprit. Histoire d’agrémenter cette petite pause, nous avons fait une descente à la supérette pour faire le plein de coca et de chips. Nous sommes revenus dans la cour du lycée. Nous avons déplacé un banc pour l’installer face à la mer. Nous sommes vendredi après-midi, dans la cour du lycée Amiral de Grasse, avec un des plus beaux panoramas de la ville. Ma bande de pote et moi, on en glande pas une. On grille quelques clopes, on dit des conneries, on rigole. On a dix-huit ans et nous occultons demain parce que demain pue la galère.

La Terminale est notre dernière année au bahut. On l’espère en tout cas. Aucun d’entre nous n’a envie de traîner un an de plus ici. On est au mois de mai et les profs nous bassinent sur le thème de « c’est maintenant qu’il faut mettre un coup de collier » ou encore « c’est votre avenir que vous préparez ici ». Entre eux et mes parents, l’avenir, je l’entends en stéréo. Et alors que je suis le premier à vouloir partir et prendre un peu d’indépendance, je n’ai qu’une envie : ne rien foutre. L’avenir se conjugue au négatif quand on allume la télé et le discours des profs n’a rien d’aguichant. On nous encourage à nous battre pour notre réussite. Nous profitons de notre petit cocon. Nous avons des rêves et aucune énergie pour les mettre en pratique. Alors, on est là, à prendre le soleil, face à la mer. C’est le paradoxal système.

Quand nos regards se posent sur l’horizon, nous pouvons voir les toits des maisons, les cyprès et les pins parasols. Là-bas sur la droite, le Tanneron puis Mandelieu et Cannes en allant vers la gauche. Et dire qu’on veut nous faire bosser dans un cadre pareil… Pourtant, on la maudit cette putain de ville. Le lieu de rencontre, c’est le « Provençal » avec sa déco jaunie, ses tables de billards usées et son baby-foot. Et le soir, c’est le « Manneken Pis ». Le seul pub d’ouvert. Le seul pub de Grasse à l’époque.

C’est pour ça que l’idée m’a paru assez dingue sur le coup. On est veille de week-end. Pas un seul de nos parents n’avait eu la bonne idée de se barrer pour la soirée, laissant ainsi libre une des maisons. Jeunes feignants que nous sommes, nous avons envisagé les seules possibilités de sorties dans un environnement proche.

C’est l’arrivée de Bob qui nous a sortis de nos pensées. Il ne s’appelle pas vraiment Bob, mais vu le nombre de joint qu’il s’enquille, on l’a rebaptisé ainsi en hommage à cet autre grand consommateur, Bob Marley. Il a le sourire des grands jours et l’œil étonnamment vif. On a vite compris pourquoi. Il a obtenu le visa pour la liberté, le petit papier rose et la voiture qui va avec. On a compris tout de suite ce que ça voulait dire pour nous : on pouvait enfin mettre les voiles. Bob a proposé de fêter ça, le soir même, au Festival de Cannes.

Le Festival ? Une première pour moi qui ai poussé mon premier cri dans cette ville. Ça vous étonne probablement mais Cannes n’est pas à proprement parler pour moi le paradis. Tout y est cher et on passe sa vie à se faire mater pour savoir dans quelle catégorie on peut nous ranger. C’est pas Sin City, c’est « M’as-tu-vu Land » et si t’as pas le look branchouille, passe ton chemin. Et en période de Festival, ça doit être pire. Je dis « ça doit » parce que j’y suis jamais descendu et que je suis un mec plein d’a priori, mais je ne suis pas le seul. Les gens du coin, ça les gave très vite les bouchons et les Parisiens qui se croient chez eux. Les Américains, les Italiens, les Russes, les Saoudiens, tout ça, on a l’habitude parce qu’ils sont là de février à octobre et qu’ils sont moins nombreux. Et sûrement plus sympa aussi. Les gens du coin ne vont pas Cannes et les Cannois se barrent ou restent tranquillement chez eux en attendant que ça se calme. Cannes en mai, c’est tellement le bordel que ça nous donne un avant-goût des vacances d’été.

On va donc descendre à Cannes, bravant la superficielle tempête du FIF, le Festival International du Film. Pour les sous-titres, quand un mec, Ray-Ban sur la tête, vous dit : « Nan, pas le temps, j’ai le FIF en ce moment », c’est qu’en fait, il va traîner sur la Croisette en espérant croiser un producteur qui va faire de lui une star. Et il finira finalement au bar Caliente, entouré de bimbos à qui il dira qu’il connaît très bien Stallone, tout ça parce qu’il a cru l’apercevoir au bar du Carlton. Bref. J’ai dix-huit ans et je vais me faire une virée avec ma bande dans ce qu’on déteste le plus, et ça nous excite. Et peut-être, on est encore plus excité de savoir qu’à partir de maintenant, « Papa-maman, tu peux m’emmener ? » ça se dira « Bob ».

Bob a hérité d’une Ford Escort blanche toute carrée avec aileron sport à l’arrière, toit ouvrant et pneus à la limite du réglementaire. Attention pas du tuning façon « King of road », mais juste de quoi écouter un peu de musique, avec ballon et boule de pétanque dans le coffre pour les descentes à la plage en fin de journée. Un carrosse pour nous. On y rentre à cinq à l’aise. Et on sait ce à quoi Bob pense quand il regarde sa caisse : les nanas. Et ça nous rend un peu jaloux. Parce que c’est pas avec tes jambes que tu vas les faire rêver nos voisines de vestiaires. Pour emballer, faut offrir le truc en plus : scooter, bagnole, ciné, Mc Do et boîte de nuit… Elles appellent ça la maturité. J’en pinçais grave pour l’une d’entre elles, Lola, mais cette dernière a le mauvais goût de sortir avec un blaireau de vingt-cinq ans qui la trimballe dans une caisse inté- rieur cuir. Le rendez-vous fut donné chez moi pour dix-huit heures. Il faut sortir le grand jeu pour l’événement. Je mets la musique et commence à étudier le placard pour savoir quelle tenue sera la plus appropriée. J’opte pour une veste de costume, héritage d’une céré- monie de mariage l’été précédent, chemise blanche, jeans et chaussures en cuir. Puis je monte à la salle de bain. Tout doit être nickel, de la coupe de cheveux à la dose de parfum en passant par le choix de la montre et de la ceinture.

J’ai la mauvaise idée de me raser, résultat, je pisse le sang de partout. Je passe un moment dans la salle de bain à essayer de nettoyer tout ça, et à faire disparaître ce vilain bouton bien dégueu. Il fallait qu’il débarque aujourd’hui sur ma gueule celui-là. J’arrange chaque mèche. Putain, la classe. Je sors de la salle de bain, mon père me croise et éclate de rire. « Ben quoi qu’est-ce qu’il y a ? Non, non rien, tu es très chic ». Il se fout de moi, je crois bien. J’entends la voix de ma mère en bas des escaliers de la maison. Mes potes arrivent. Un dernier coup d’œil dans la glace. Je crois que c’est bon, j’ai jamais été aussi bien. Je flippe un peu quand même de ce qui pourrait se passer ce soir. Je suis pas à l’aise avec les sauts dans l’inconnu.

Je descends. La voiture est garée devant la maison prête à partir et tous mes potes sont là. « Putain, tu t’es fait beau ! ». Ben ouais les gars, on descend à Cannes quand même. « Allez, en voiture les frimeurs » me balance ma mère, et « soyez prudent ». Ouais c’est ça. Bonne soirée. On est parti, ça y est. La sono de la bagnole crache ce qu’il faut : Cypress Hill et Wu Tang Clan à fond dans les haut-parleurs. Les gens qu’on croise pourraient même se demander si on n’avance pas juste grâce au souffle de la musique. On en jette. On le croit. On file à fond de cinquième sur la voie rapide direction la mer. C’est l’euphorie dans la bagnole ; ça crame des clopes, fenêtres ouvertes et toit ouvrant. La voie de gauche est à nous. Bob roule plutôt bien pour un mec qui vient d’avoir son permis. MouansSartoux, Mougins, on laisse tout ça derrière nous : les parents, le lycée et qu’est-ce que tu vas faire plus tard. J’en sais rien de ce que je vais faire plus tard, je veux faire du pognon, je veux être avocat d’affaire et séduire Lola, qu’elle se débarrasse de son mec et de sa bagnole toute pourrie. Je fais des rêves en grand sur écran géant.

On descend boulevard Carnot, enfilade de feu rouge, des bagnoles partout et on diffuse du rap US à tous ceux qui ont le malheur de passer à côté de nous. Chacun jette un regard façon John Mc Lane dans les Die Hard à nos voisins de bouchons. Et on fume comme Pacino dans Heat. On se fait notre cinéma. La descente de Carnot prend des plombes mais on finit par arriver au parking de la gare. Ça y est, on y est. On approche de la rue d’Antibes, on est plus très loin du but. On le sait parce que ça grouille de bimbos, de flambeurs, de mecs badgés, de vieilles peaux habillées comme des gamines de seize ans et des clones d’employés de la Croisière s’amuse, de vieux beaux en cabriolets. On file vers la Croisette et ses palmiers…

Des grandes affiches de films, qui vont sortir ou qui aimeraient bien, s’étalent sur les hôtels, des flics partout, des top model ici et là, des vitrines de luxes. Les Porsche, les Lamborghini, les Hummer, les Ferrari s’alignent entre deux limousines officielles. La plage de la Croisette n’est qu’une longue bande blanche de tentes pour les soirées auxquelles on aura pas accès, tout juste si on peut approcher le plateau de Canal +. Tout le monde se bouscule pour être dans l’axe de la caméra. être vu pour exister. Pour l’instant, on en prend pleins les yeux.

Il va falloir d’abord déguster la note du bar pour comprendre que les mecs qui viennent au Festival ne jouent pas dans la même cour, que si tu veux rentrer en soirée t’as a intérêt à avoir le bon badge autour du cou, et qu’il faut apprécier d’être coincer contre des barrières en fer pendant des heures pour espérer apercevoir une semivedette. Parce que les vraies stars crèchent à l’Eden Roc et sont protégées. Tout le monde se colle aux vitres des limousines pour apercevoir une ombre. On comprend très vite le truc, et on crie des noms de stars au hasard. Tout le monde rapplique pour rien en « shootant » le moindre gars en costard en criant : « c’est qui ? ».

C’est le crépuscule et ils sont tous autour du bunker à attendre le messie. La montée des marches, celle des escabeaux avec antivol pour être au-dessus de la mêlée et se rapprocher du ciel. Je commence à trouver ça agaçant. Ils m’énervent tous ces fanatiques. La nuit tombe et on essaie de rentrer en boîte. « Ah non, les gars, n’entrent que les couples, désolé… » Connard. Si t’aimes les séances d’humiliations tu peux attendre à regarder les autres rentrer. Moi, désolé les gars, je me casse. On marche le long de la Croisette et sous les tentes en-dessous, ça mange des petits fours en rigolant, en buvant du champagne, et on les regarde. Là Machin Almodovar qui se gave de petits fours et là c’est qui déjà cette nana ? Trop bonne, je crois que c’est celle qui fait la météo. En fait, ici, c’est le zoo. Ça me dégoûte.

On voulait voir des stars de près. On a pas été déçu. Jean Claude Van Damme qui passe avec une playmate à son bras. Il salue les gens genre je suis trop connu. En fait, il se fait traiter d’enculé par deux jeunes qui passaient par là, un « elle est trop bonne ta meuf » fuse dans la foule, et l’autre débile sourit en secouant la main, avant de rentrer dans un hôtel gardé par des cerbères à oreillettes.

Je me sens de moins en moins à ma place. Je pense à Lola. Au dernier étage du Noga Hilton, ça fait la fête. Les miettes, laissez, c’est pour nous. On saura juste que le dj est un gros naze qui enchaîne des trucs à la mode, et qu’ils n’avaient que des lumières mauves pour mettre l’ambiance. On est un peu aigri. J’allume ma cigarette pour me donner un peu de contenance, façon Eastwood, et on part se payer un Mc Do.

Ça défile devant le Jimmy’z mais pareil, ça nous concerne pas. On a dix-huit ans et on flatte l’ego d’une brochette de gens qu’on connaît même pas. On n’existe pas. En fait ici, c’est les quinze jours de congés payés du cinéma. On est jaloux de ne pas pouvoir faire comme eux mais on ne veut pas se l’avouer. La sortie tourne en séance de gestion de la frustration.

Roulage de joint sur la Croisette, il est trois heures du mat et c’est probablement notre soirée la plus pourrie. Il y a plein d’étoiles dans le ciel, en tout cas bien plus que dans cette ville. On s’est trouvé un coin tranquille, avec un bout de sable et personne ne dit rien. Venir ici en pensant qu’on était des grands, et repartir en se sentant inexistant. « On les emmerde » semble dire le regard de Bob. Ma veste est toute froissée et j’ai mal aux pieds. Le joint tourne et on écoute le bruit des vagues. Il n’y a presque plus personne là où on se trouve. Un peu plus loin sur la plage, il y a une fête. Le joint tourne, et on ne parle plus. En fait, on aimerait bien vivre la vie de ces gens-là, pas les regarder vivre. Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous, après tout ? On repense à Van Damme et on éclate de rire. En fait, on a bien de fait de venir. Sinon, on aurait pu penser toute notre vie que le Festival de Cannes est un truc génial où l’on côtoie des vedettes. En fait, de vedette, on a vu une miss météo, et puis… en fait, rien. Au loin, une fête sur un bateau, ça crie, ça rigole. On regarde ça en silence.

J’ai dix-huit ans et je ne sais pas ce que je veux faire plus tard ni où je vais. Les lumières de la ville ont laissé place aux ombres sur la route du retour. Je pense à Lola. Je suis un passager dans la nuit et j’espère que l’aube ne tardera pas trop.

Gaudéric Grauby-Vermeil