L’ami perdu

L’ami perdu

J’ai écrit cette nouvelle au mois de mars 2018, pour ma seconde participation au concours de nouvelles pour les Rencontres culturelles d’AltaLeghje en Corse. Le thème était « La montagne »… La voici.

«Une foutue montagne, mon gars ! Elle a avalé cet homme ! Aussi sûr qu’il n’y a qu’une rue dans ce village !». La sentence, grave, avait tonné dans la voix du propriétaire du café. « Pour sûr qu’elle a pris Lucas, pour sûr… Et si vous ne me croyez pas, Georges va vous le confirmer quand il va revenir». C’est pour cette histoire que j’étais arrivé par la route départementale. Mon préhistorique break Volvo avait puisé dans ses dernières ressources pour franchir les deux cols. Au sortir de la forêt s’était offert à mon regard un paysage identique à celui des plaquettes de beurre, avec au loin un village et son clocher, le tout dominé par une montagne. Un collègue, qui y avait passé des vacances quelques mois plus tôt, m’avait raconté un fait divers qui m’avait interpellé. Je me trouvais en manque d’histoires à raconter. Pour contrer l’angoisse de la page blanche, je me rabattais sur cette légende locale, derrière laquelle, sûrement, se cachait une histoire bien banale, mais au cas où…

Je garais ma voiture sur la place du village et me dirigeais vers l’unique grand rue, qui montait vers une église austère. Église qui s’interposait entre la montagne et moi. Et je commençais mon enquête par le lieu où toutes les infos se croisent : le café. Un type aussi balèze et aimable qu’un ours m’avait servi un pastis quasi pur dans un verre Duralex. Et s’il avait d’abord hésité à me répondre, il avait fini par me lâcher ce que je voulais entendre, avec une certaine jouissance : cette montagne à priori inoffensive avait bel et bien fait disparaître un type par une belle journée de juillet. Le fameux Georges dont le tenancier me parlait était l’autre type, celui qui était revenu. Et depuis dix ans chaque jour, Georges montait chercher une trace de son compère disparu. Le soir tombait justement et il n’allait pas tarder à revenir. J’allais l’attendre dehors, histoire de dissoudre par une petite marche l’alcool pur passé dans mes veines. Elle fut rapide. En effet, une seule grand rue qui monte, quelques commerces miraculés, des maisons grises aux volets clos, attendant des jours meilleurs pour se réveiller, et des chiens et des chats qui allaient et venaient. On pouvait entendre les grillons dans les champs alentours. Une douce lumière baignait le village. Le temps s’était suspendu. Plus une brise, ni un chant d’oiseau. La cloche de l’église a sonné l’angélus. Il était sept heures passé . J’ai vu mon rendez-vous s’approcher, tête baissée, bâton de marche à la main, cheveux et barbe hirsutes…Un fou sorti de nul part. Un esprit de la forêt.

«Les gendarmes l’ont soupçonné longtemps et même encore aujourd’hui, on se demande si c’est pas lui qui a poussé Lucas dans un ravin » avait soufflé le patron derrière son bar en se penchant vers moi, pour que d’autres clients qui n’étaient pas là ne puissent pas l’entendre. Georges, les yeux dans le vague et la peau tannée par le soleil ne m’a pas souri quand je l’ai accosté, mais sans hésiter, il m’a invité à m’asseoir près de la fontaine. Je crois qu’il trouvait rassurant de pouvoir raconter son histoire à qui voudrait l’entendre. « C’est moi qui ai prévenu la gendarmerie. Le jour même, quand j’ai enfin retrouvé le chemin pour descendre. Depuis que je suis enfant, je vois cette montagne, plein de gens la montent et la descendent en été. Même si elle change d’humeur avec la météo, ça n’a jamais été l’Everest, vous comprenez ? ».

Ses yeux sombres ne se détachaient plus des miens. J’acquiesçai. Il reprit. « Lucas c’était un copain, un vrai. Avec un cœur gros comme ça, qui me laissait toujours 20 mètres derrière quand on partait. Je revois encore son sac à dos rouge et gris. Il est gravé dans ma mémoire, parce que c’est tout ce que je voyais de lui quand nous partions, son sac à dos rouge. Il buvait et fumait comme moi, mais une fois lancé, il distançait tout ce qui bouge. On était partis dans l’après-midi. Le chemin est facile jusqu’à l’approche du sommet mais il est long. Mais une fois là-haut, j’ai senti la brume et j’ai voulu faire demi-tour. Non qu’il m’a dit. Et qu’on verra rien, je lui ai répondu. Têtu comme une bourrique. Mais j’y suis allé. C’était… C’était comme un frère. Vous comprenez ? » Je hochais simplement la tête. « Une fois là-haut, évidemment, on voyait pas à 2 mètres devant nos pieds et ce putain de chemin était balisé toutes les morts d’évêques. Pour redescendre par le nord, c’était comme les pâturages pour les bêtes, mais en pente douce et sans repère. Et par le sud, de la caillasse glissante  en pente raide. On a pris le nord, Il est parti devant, comme d’habitude. Moi, j’ai failli tomber dans un trou. On entendait les cloches des vaches au loin mais avec l’écho, impossible de savoir où elles étaient. Je voyais son sac à dos rouge comme un phare et le son de sa voix. Je faisais pas le malin. Et puis il s’est retourné pour me parler. Bon dieu, j’en suis certain : il m’a souri et il m’a dit on va rebrousser chemin. Et j’ai vu la brume se refermer sur lui. D’un coup. Comme je vous vois. J’ai pas compris tout de suite. Je l’ai appelé, marché dans la direction où je l’avais vu. J’ai eu peur, à m’en pisser dessus. J’ai tourné 3 heures et je sentais le jour tomber. J’ai quand même retrouvé le chemin et je suis rentré. Arrivé en bas, la brume avait disparu. J’ai prévenu les gendarmes. Hélico, chiens,… On l’a cherché des jours et des jours. Pas de corps, pas de sac rouge. Pas une empreinte de pas dans une bouse. Comme si il avait jamais existé… Pourtant, j’ai continué à chercher… »

Il y eut un long silence. Il regardait l’eau qui coulait de la fontaine. Je lui ai demandé s’il y allait tous les jours, là-haut. Il a fait oui de la tête. Quand je lui ai demandé si depuis dix ans, il ne s’était pas fait une raison, il m’a répondu : « Lucas est là-haut. Je le sais et je le trouverai ». Quand je lui ai demandé si il pouvait m’y emmener à l’occasion, il m’a répondu d’un grognement que j’ai pris pour un peut-être. Il est rentré chez lui, tête basse. Ce soir, là, j’ai pris une chambre au-dessus du café car la brume descendait sur le village.

© Gaudéris Grauby-Vermeil compte Instagram @gauderic7

photo © Gaudéric Grauby-Vermeil / Instagram @gauderic7

« Salute »

A l’automne 2017, Radio France organisait sa 3e édition du concours de la micro-nouvelle. Les règles étaient les suivantes : 1000 signes, un récit narratif et imaginaire. Le thème était « Ensemble ». Plus le récit est court, plus il est complexe à construire.  Surtout quand il doit aussi comporter une chute. Mais les consignes  sont aussi là pour nous rendre créatif et j’ai finalement tenté l’aventure. Le récit original était beaucoup, beaucoup plus long. Je l’ai donc retravaillé jusqu’à l’os. Comme à l’école où je ne lisais pas correctement les énoncés des exercices de math, je n’ai pas respecté une des règles. Néanmoins, ce n’est pas la raison qui nous pousse à écrire. Je vous propose ce texte ici et je vous laisse découvrir ce que j’ai pu transgresser :

Cette rue de Milan me semble grise, passante. Nous sommes emballés dans des k-way multicolores ou armés de parapluie, bien à l’abri derrière nos appareils photos. Au point de ne pas faire attention à eux. Ils sont deux, à contre-courant de la foule. Celui de droite m’interpelle à voix basse. Je comprends qu’il veut de l’argent. J’affiche un sourire désolé. J’échafaude une hypothèse rapide : noir, migrant, a dû fuir par bateau la guerre, la famine, la misère. Moi, j’ai un billet retour, un chez-moi. Deux réalités dans le même monde. Il m’interpelle à nouveau. Il me parle en italien. Je passe à sa hauteur. Je me tourne pour le regarder. Depuis combien de temps est-il debout avec sa pancarte ? Je baragouine un« Mi scusi ». Il insiste clairement : “Sa-lu-te”. Il tend sa main vers moi. Je la saisis. « Salute ». C’est, ici, déjà une victoire d’exister ensemble en tant qu’être humain, autant que de recevoir une pièce.

Le prix grand public de la micronouvelle 2017 a été attribué par le jury à Noémie Pereira, et le prix des collaborateurs de Radio France décerné à Pia Clemens. Vous pouvez retrouver leurs textes sur le site de Radio France en suivant le lien par ici.

 

Les clés de la bagnole

Les clés de la bagnole

C’était un pont, au dessus d’une voie ferrée. Il pleuvait, pardon, il bruinait. Nous étions un weekend de 15 août et mu par un instinct animal, je réfléchissais à des astuces économiques pour améliorer mon chez moi à l’approche de l’hiver.  J’avais enfourché mon vélo, une hirondelle, issue des chaudrons de Saint-Etienne. Le vélo de la police quand elle portait encore des capes, comme des super héros. Les moustaches en plus. Je profitais d’un répit météo pour passer entre les gouttes et me rendre au temple du bricolage qui se trouvait près de chez moi. 

J’arrivais sur le dit pont et il y avait cette voiture noire. Une petite voiture noire qui était en warning. Et une tête, et des mains, qui s’agitaient à l’intérieur. Personne ne s’était arrêté pour savoir ce qu’il se passait. Elle était mal placée, et les autres voitures la doublaient sans visibilité, trop pressées d’arriver. Mais qu’importe, qui aurait l’idée de s’arrêter pour se mêler de ce qui ne le regarde pas ?

Je m’arrêtais donc à la hauteur du conducteur. De la conductrice en fait. Elle hurlait. Elle suffoquait. Elle hoquetait. Elle couvrait d’injures une personne au téléphone. Elle le menaçait, le traitait de sauvage à s’en faire péter les cordes vocales. 

Je sentais bien que ma présence n’avait pas été officiellement remarquée. Je tapais à la fenêtre mais elle me fit signe qu’elle gérait la situation. En fait ses larmes et ses hoquets me signifiaient, eux, qu’elle ne gérait pas grand chose. Alors je fis ralentir la circulation pour éviter un accident. Je gardais une oreille tendue. Vus les décibels de rage déployés à travers l’habitacle,  je comprenais que « il » était parti avec les clés. Qu' »il » l’avait laissée au milieu du pont. Qu' »il » lui avait mis « un coup de rétro au visage ». Elle hurlait de plus belle. « Il » raccrochait. Elle rappelait pour l’invectiver encore plus fort et pour réclamer les clés de la bagnole, avec une menace qu’elle n’avait pas mis réellement à exécution : « la police arrive ».

A défaut de cavalerie, j’ai accroché mon vélo au pont. La voiture ne pouvait pas rester au milieu. Je lui expliquais la situation entre deux coups de téléphone. Mais le bon Samaritain est parfois sourd et je ne voulais pas entendre que les roues ne pouvaient être tournées. Alors je poussai la voiture pour lui faire rejoindre le parking en contre bas. Après avoir réclamé, en courant à coté de la voiture, qu’elle veuille bien freiner, la voiture parti tout droit. Et je me rappelai alors que sans les clés, le volant se bloque. Quel imbécile je faisais. Je me raccrochais au fait qu’elle était quand moins exposée.

Elle rappela « il » . Elle avait 20 ans et des poussières. Elle donnait de la voix. Une brune, assez grande. Il lui raccrocha au nez. Je lui demandai où elle vivait, si elle avait des proches dans le coin. Sa sœur. Sa sœur allait venir. Elle cherchait son souffle. Elle portait un legging et chemise ample. Elle avait l’intonation populaire qui me rappelait les filles du quartier dans le sud. Et la rage qui pouvait les animer parfois.

Je me remis à faire la circulation, sans cape, ni sifflet. Enfin quelqu’un s’arrêta. Il avait l’air suspicieux. Avec son accent des pays de l’est, il cherchait à comprendre ce qui se passait, et moi je comprenais le ridicule de la situation. Comment expliquer simplement que la dame était dans une voiture sans clés au milieu de la route, et que si elle était dans cet état, je n’y étais pour rien. 

Au loin s’avança alors une montagne. Elle était sur le pont et se rapprochait. Pendant que je parlais, je tournais plusieurs fois la tête, méfiant, pour identifier la menace. Et je savais, à chacun de ses pas, que c’était « il ». Lui avec les clés de la bagnole. Le gars de l’est me dit alors « Ah, son mari ! » et démarra sans demander son reste. Misère de misère. Mais pourquoi fallait il que ce soit une montagne. . . Pourquoi fallait-il toujours que ces types soient des costauds hors catégorie ?

Son regard noir et menaçant se porta sur moi. Et c’est toujours menaçant qu’il préféra diriger son attention sur elle. S’en suivit alors un dialogue de sourds à base de « passe moi les clés, connard » et « Sors de la voiture » avec un « connasse » en sous-entendu explicite. Le type me demanda de partir en me remerciant, sans y croire, mais je ne partais pas. Et je ne savais pas si j’avais raison. Elle sortit, se jeta sur lui. Elle donna des coups pour sortir sa colère. Il la repoussait, il s’en contenait devant ce témoin que j’étais de leur vie mal conjuguée. Ça pouvait péter n’importe quand. Et moi au milieu, venu avec mes petits bras qui se demandait si un dieu avait eu la bonne idée de nous glisser dans le cerveau une technique en cas d’urgence pour maîtriser un gars comme ça. Surtout quand on n’a fait que tennis en sport.

Mon mètre 71 ne ferait pas le poids contre Golgo 13. Et je n’avais pas la fronde de David pour étaler Goliath. Un Goliath en jogging fuseau, sale et moulant ce qu’il considérait sûrement être sa virilité. Coiffé selon le code des footballeurs : long en haut, bien gominé et rasé sur les côtés. En définitive, valait-il mieux vaincre mal sapé ou s’effondrer avec un peu de style ? Et si pour une fois, quand les types de 70 kg parlaient, ceux de 120 pouvaient les écouter ? 

Pas très confiant, je lançais, en levant la main comme à l’école, un courageux : « Monsieur, il faut vraiment déplacer cette voiture, c’est dangereux où elle est. » 

C’était presque faux évidemment mais, miracle, le pugilat prit fin. J’avais au moins évité qu’il lui en colle une et qu’elle lui crève les yeux. Pour l’instant en tout cas. Il monta dans la voiture, démarra en trombe, lança un doigt d’honneur à la demoiselle et fila en faisant crisser les pneus.

On est restés plantés tous les deux comme des cons. Elle sans voiture, et moi, merdeux, avec l’incertitude de l’efficacité de mon action. Sa sœur, elle, devait venir la prendre quelques minutes après. Je me proposais d’attendre avec elle. Après tout, je n’étais plus à une minute prêt et j’avais toujours ma mâchoire. « Inutile de rester » me dit-elle. Quand je suis repassé avec mon vélo, elle n’était plus là.

L’homme de l’autre côté de la rue

L’homme de l’autre côté de la rue

En avril 2017, j’ai repris la plume pour une très courte nouvelle. Une amie m’avait convaincue de participer au concours qui se tenait à l’occasion des Rencontres culturelles d’AltaLeghje en Corse. Le thème était « une étrange rencontre »… La voici.

Chère amie, voilà bien longtemps que je ne donne plus de mes nouvelles, et vous me répondrez à juste titre que la réciproque est vraie. Le temps passe si vite et le quotidien nous a éloigné il y a déjà bien longtemps. Mais sachez qu’il y a peu, une rencontre troublante dans une rue de Paris, a provoqué l’envie de vous écrire. Je l’espère, cette fois-ci, sans la moindre colère. Je marchais sur le trottoir de la ville renaissante dans le printemps. J’admirais le ciel bleu qui se montrait enfin. Le soleil faisait de son mieux pour nous redonner la chaleur qui nous manquait depuis de longs mois. C’est là, au coin de la rue de la Cossonnerie et du boulevard Sébastopol, que je l’ai vu. Je n’avais pas remis les pieds dans ce quartier depuis votre départ. Nous y avions passé de si bons moments. Et malgré mes efforts pour dissiper les mauvais, mon amertume à votre égard reste si vive encore aujourd’hui. J’évite, au temps que faire se peut, de raviver le moindre souvenir vous concernant. Pourtant, la vie est ainsi faite, je me retrouvais là, avec cet homme sur le trottoir d’en face. Au début, je n’y ai pas vraiment porté attention. Pourtant son visage me disait quelque chose. Il ressemblait à tous ces gens que l’on croise, dans toute les grandes villes du monde. Il n’avait rien de différents des hommes qui marchaient plus ou moins vite sur le même trottoir que lui. Une veste sombre et trop petite, une barbe poivre et sel, des lunettes à large monture, bien loin des binocles d’acier de nos pères. L’avais je rencontré au travail ? A moins que ce ne fut dans ce bar que nous fréquentions à l’époque ? Il avait du ventre mais pas trop. Un ventre en fait qui aurait pu être un bidon de bière. Celui que l’on finit par obtenir à force de fêtes et d’excès, sûrement. A moins que ce ne soit celui des soucis que l’on garde à l’intérieur de soi. Avec la force de gravité découverte par Newton, le poids de ce ventre attirait inexorablement ses épaules et sa tête vers le sol. Je me surprenais à l’observer, stoppé net dans mon élan par cette vision. Je cherchais son nom pendant qu’il attendait que le ciel vienne le sortir de là ou le bus, tout simplement. Son air triste me parlait-il ? Cette homme sans l’ombre d’un doute avait la trentaine, mais faisait plus vieux. Plus mature ou plus atteint. Il fumait une cigarette roulée par ses soins, qu’il n’a pas terminée, parce que comme les autres, je suis sûr qu’il pensait moins fumer grâce à ce subterfuge grossier. Il devait faire ça pour arrêter, c’est évident. Mais dans ce geste, dans cette attitude transparaissait une absence totale de volonté. Il buvait, il fumait et, chère amie, je vous met mon billet que cet homme comptait ses cheveux le soir devant le miroir. Sous sa veste, il continuait de porter ce pull acheté au glorieux temps où sa taille était plus svelte, si cela lui était arrivé un jour. Il a réalisé un jour que le temps passait. Ce visage me disait quelque chose. Je ne sais plus où nous nous étions vus la première fois. Était-ce dans ce pub de Londres, un soir de mai ? Ou non, c’était peut-être les vacances, oui, pendant les vacances à Calvi, sur le quai du port ? Je finissais pas désespérer que la mémoire me revienne. Je savais, je savais car j’avais son nom sur le bout de la langue. Mais rien ne me revenait. Mon cerveau me donnait la sensation que mon cerveau était en train de se contracter, d’essayer de forcer toutes les portes possibles pour retrouver ce nom. Je fouillais dans tous les tiroirs de mes souvenirs… mais rien. Ma frustration était énorme. J’avais envie de crier, un peu. Mais vous le savez, chère amie, cette attitude ne me ressemble pas. Et ce type attendait son bus de l’autre côté de la rue. Il se moquait bien de mon désarroi. Je sais que vous pourriez me dire : “Mais mon pauvre, pourquoi n’êtes vous pas allé lui parler ? Pourquoi ne pas lui avoir demander si vos routes ne s’étaient pas croisées ?”. Ainsi, ma chère, je serai passé pour un fou. Je sais que cela ne vous aurait pas déplu, et je ne tenais pas à vous donner raison. Je pris une inspiration profonde et fermais les yeux. Un sorcier moderne m’avait appris à faire le vide dans mon esprit en trois profondes respirations. A nouveau, je le regardais. Peut-être que si j’arrivais à sonder son regard, je trouverai une bribe de souvenir ? Ce genre de chose m’arrive régulièrement, je l’avoue. Je croise des gens, je les connus de vue mais je ressens comme un étrange malaise quand eux m’appellent par mon prénom. Moi, le leur me reste interdit derrière une brume opaque. Je me sens alors honteux de leur accorder si peu d’importance au point de ne pas connaître leur identité. L’individu qui se tenait devant moi, lui, c’était un peu différent. En fait, je n’étais plus sûr que nous nous soyons déjà rencontrés. C’est une juste une sensation. Après tout, des barbus aux cheveux savamment décoiffés avec d’épaisses lunettes, on en croise partout dans la rue, surtout aujourd’hui. Il était finalement possible qu’il n’ait jamais croisé ma route. Il me faisait peut être juste penser à cet ami de faculté, avec qui j’avais partageais rire et ivresse, et dont le nom a disparu comme mon passé ? Je le regardais. Chère amie, ma frustration ne disparaissait pas. Qui était cet homme ? Et puis soudain, il leva les yeux vers moi. Nous nous fixions comme deux statues. Son mal être chère amie m’a envahi d’un coup. Un choc comme le retour d’une claque qui aurait mis trop de temps à revenir, au point d’en avoir oublié l’aller. Quand j’eus enfin compris, l’homme avait disparu. Je ne me rappelle que de l’envol d’une nuée d’oiseaux. Cet homme, chère amie, c’était moi et son mal-être portait notre sceau.

Je suis une chanson

Je suis une chanson

Cette nouvelle, écrite en 2012 devait paraître en 2013 dans la revue Bordel consacrée à la musique. Ce numéro n’a jamais vu le jour.

Photo : Partition de musique de film inconnu, de Maxxt – Wikicommons

Je suis née sur un coin de table, près du parc Montsouris à Paris, vers six heures du matin. Nous étions en juillet. Un doux matin d’été, dans l’aube naissante, bercé par le chant des oiseaux. Bien avant le bruit et la fureur urbaine de la circulation. Il n’y avait que le barman, et Lui. Lui qui m’a donné la vie avec son stylo, sa solitude et sa tristesse que la nuit n’avait pas su calmer. Je suis née sur un bout de nappe vierge. Presque vierge, si l’on excepte l’auréole dessinée par la tasse de café refroidi et la poussière blanche du sucre.

C’était une nappe de papier, de papier bordeaux. Vous savez, celle avec des petits losanges. C’est là qu’Il m’a fait naître au monde.Je répondais à un besoin. J’étais le fruit d’une pulsion. J’étais probablement à cet instant comme un venin qu’Il avait en lui et que seule sa plume pouvait libérer. Je suis arrivée dans la douleur et les larmes. Parce qu’Il aimait Elle d’un amour qu’Il ne pouvait contrôler.

Il en va de la création des enfants comme des œuvres : il faut être deux. Celui ou celle qui écrit et ce qui l’inspire. Celle qui m’a inspirée, Celle qui sans se douter a donné mon premier souffle de vie, c’est Elle. Elle avec un grand E. Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais vu. Elle n’était pas présente ce matin là et je portais en moi son absence.

De ce que j’en devinais, Elle était une jeune femme aux longs cheveux noirs qui tranchait avec un sourire doux. Ses yeux marrons était comme une lave qui ne s’éteignait jamais. Son tempérament était volcanique et imprévisible. Si vous la croisiez dans la rue, vous n’imaginiez pas sa fragilité extrême parce qu’Elle ne laissait voir qu’une implacable assurance. Un individu lambda l’aurait qualifié d’emmerdeuse. Avec un grand E.

Probablement qu’Il ne l’aurait pas contredit. Mais c’est ce qu’Il lui avait plu dés le premier instant. Il essayait de se rappeler de cette première rencontre sans l’ombre d’un nuage qui lui semblait si lointaine désormais en ce matin de juillet. Elle avait quitté mon créateur la veille pour la seconde fois. Sans un remord, sans un regret, Il avait re-signé d’un baiser cette aventure vouée à l’échec. Il le ferait un troisième fois s’il le pouvait.

Les dernières heures passées avec Elle n’avait été qu’un long calvaire. Il avait espéré trouver les mots pour la reconquérir là où Il l’avait perdu. Encore fallait il savoir où Il l’avait perdu. Il s’était promis et il avait promis. Il avait promis que non, cette fois Il ferait tout pour la garder quoiqu’il en coûte. Le doute avait envahit sa tête comme un gaz entêtant et insupportable. Une nuit de chaos avait suivi. Les artistes ne font jamais dans la demi-mesure. Et c’est parfois dans ce big-bang sentimental que les choses comme moi apparaissent.

Il était encore jeune, malgré les fils d’argent qui émaillaient sa chevelure et sa barbe naissante. Il portait sur son visage les stigmates de la nuit. Sa main droite tremblait en écrivant et le stylo ne pouvait pas rattraper le flot d’émotions qui le submergeait. C’est ce qui m’a donné un style assez désordonné et spontané. Des larmes venaient parfois s’écraser sur la nappe en m’atteignant, faisant couler mon rimmel d’encre bleue. Si j’avais été un être humain vous m’auriez croisé sous les traits d’une femme chancelante après une nuit d’ivresse et de larmes, tout en gardant une certaine classe du haut de ses talons.

Le plus fou, c’est que je suis sorti d’un jet, sans ratures, ni corrections. Ce qui n’était pas gagné. Peut être que j’attendais mon heure, tapi au détour de leur route, prête à bondir quand Il serait seul à nouveau.

Le plus triste c’est que je suis née sans musique. Ce qui pour une chanson n’est pas très commode. Pas même une mélodie, si ce n’est son reniflement de gosse et le bruit de vapeur provenant de la rutilante machine à café derrière le bar. Je ne suis pas née complète. Quatre couplets et un refrain. Je pense que la seule musique qu’Il entendait en m’écrivant c’était sa voix à Elle. Son rire à Elle. Et je crois bien avoir hérité de son éclat.

J’étais là sur la nappe. Encore tremblante de tant de sensations et de lumières. Il me lisait et me relisait sans s’arrêter de pleurer. J’aurai aimé que ce soit de joie, de me voir apparaître grâce à lui. Mais il n’y avait aucune fierté dans son regard. Et de la pitié dans
celui du barman qui observait la scène depuis son comptoir. Il aurait pu m’abandonner sur cette table ce matin là, laissant le dernier témoin d’Elle loin derrière lui. Il n’a pas pu. Il m’a arraché, plié et rangé dans la poche de son jean. Puis oublié.

Pendant des jours, j’ai traîné au fond du bac à linge dans ma prison de coton bleu délavé. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Il avait l’air plutôt soigneux. Je devinais sa vie dehors quand j’étais enfermée. Au fil du temps, sa voix était plus claire et plus enjouée. Il semblait aller mieux. Mais Il restait seul. Pas une femme n’est venue et pas une larme n’a coulé non plus.

Enfin, un matin, tout a bougé dans un tremblement de tissus et alors que je m’apprêtais à subir le sort des mouchoirs en papier oubliés au fond de la machine à laver, j’ai senti sa main m’agripper et la surprise qui s’en suivi dans son regard.

Encore étonné de me voir là, Il m’a ouvert délicatement comme un parchemin. Il m’a lu avec douceur, à haute voix et je reprenais consistance à chacune de ses paroles. Mais toujours sans musique. Pas la moindre note. Pas la moindre clé de sol ni le moindre accord pour me porter et me faire voler aux oreilles des autres. J’étais un oiseau sans ailes.

Le soir même de ma redécouverte, Il me retranscrivait sur son ordinateur. Quelle étrange expérience. Ses doigts sur le clavier me donnait un rythme saccadé, mais peu mélodieux. Je me suis fait brillante sur l’écran, drapée dans un langage binaire et virtuel. Derrière ma vitre de plastique, je le voyais différemment, mon auteur. Je pouvais encore ressentir dans son regard l’ombre de la mélancolie pour cette femme qu’Il aimait encore et de cette promesse de la garder auprès de lui qu’Il n’avait pas su tenir.

Dans cette forteresse de plastique, faite de puces et d’impulsions électriques, j’ai cru disparaître. Mourir d’oubli comme la plupart des documents autour de moi qui n’avait jamais été ré-ouvert depuis leur incarcération en ce lieu. Je traînais entre un courrier aux impôts, une recette de cuisine et une liste de chose à faire vieille de quelques années. Ils étaient tellement oubliés qu’ils en avaient perdu leurs raisons d’être, figés sur le disque dur.

Heureusement, mon sort fut différent. Il m’ouvrait régulièrement. Il me relisait parfois dans sa tête, parfois à voix basse et quelque fois même en diagonale. Juste pour vérifier que j’étais toujours bien là. J’étais son dernier lien vers Elle, alors je me faisais rassurante.

Si jamais Il tentait de me retoucher, je me dérobais à sa volonté. Je lui appartenais déjà un peu moins. Alors Il abandonnait la partie.

Surprise un matin, Il m’a offert aux yeux d’un autre qui me trouva magnifique. Mon auteur était de moins en moins sûr de mes qualités. Je sentais sa gêne à me dévoiler ainsi, lui qui m’avait crée, qui m’avait donné vie en y mettant son cœur et sa peine, son âme un peu aussi. Il savait qu’à l’instant où Il me montrerait, je ne lui appartiendrais plus.

Je m’apprêtais à vivre une deuxième vie. L’autre m’a copié sur une clé pour m’emmener chez lui. Je menais alors une nouvelle existence. C’est lui qui m’a donné ma musique, mes jambes pour marcher, mes ailes pour voler. Il a pourtant tâtonné un moment… Cherchant, décortiquant chacune de mes lignes. Il appelait parfois mon maître, pour lui faire écouter ses trouvailles. Et de longues discussions s’en suivaient. Je commençais à sentir l’alcool, le tabac, et les nuits blanches.

Et puis mes « parents » se sont retrouvés devant cet enfant de papier et de notes. Ils ont écouté la musique crée pour moi, comme une robe faîte sur mesure. Puis l’un a pris la guitare, et celui qui m’avait écrit a pris sa plus belle voix. Une chanson qui se chante pour la première fois, c’est comme une première nuit. On s’en fait tout un plat et on est souvent déçu. Il faut dire que celui qui m’a écrit n’était pas chanteur. C’était bien quand même. J’étais presque adulte.

Le printemps s’est pointé avec avril et moi j’ai pris mon envol. Ils m’ont trouvé un interprète à la voix assez burinée pour faire passer les souffrances de ma naissance à travers son vibrato.

Je me suis incarnée en polycarbonate, en vinyle, en binaire. Depuis, j’accompagne des milliers de gens dans leurs voitures, leur ipod, leurs ordinateurs, leurs chaînes hi fi. Dans les moments délicieux comme ceux qui font souffrir. Au fur et à mesure des années, d’autres artistes m’ont interprété. Avec plus ou moins de succès. J’ai même appris à
connaître leurs doutes, leurs souffrances et reconnaître en eux la part sombre de celui qui m’avait mis au monde. J’ai été la bande son de votre été, ou celle de votre hiver. Vous m’avez partagé entre amis. Ou écouté seul chez vous.

J’ai servi pour une publicité de parfum et une bande originale de film. Des gamins m’apprennent à la guitare. On m’a réécrite en anglais et je suis devenue internationale. Mon écho s’est diffusé des petites
salles aux grands stades, en passant par vos rues et vos maisons.

Lui ne m’a plu chanté, ni écouté d’ailleurs. Peut être était ce trop dur pour lui ? Il a coupé tout contact et je ne sais pas ce qu’Il est devenu. Je ne lui appartiens plus désormais. Je suis quiconque veut de moi et inversement.

Elle, je l’ai retrouvée. Par hasard. Un soir qu’un groupe me chantait dans un bar, Elle était là. Je l’ai su tout de suite. Ne me demandez pas comment j’ai fait. Je l’ai atteinte en premier. Ses pupilles se sont d’abord dilatées, son cœur battait plus fort. Elle a pensé à lui
au premier couplet et sa gorge s’est serrée. Savait Elle seulement qu’Il était mon auteur ?

C’est possible mais je ne pourrai pas vous le prouver. Je ne suis qu’une chanson. Une chose est sûre, Elle est sortie pour prendre l’air à ce moment là. Sur le trottoir, Elle a allumé une cigarette, une slim, le regard perdu dans le vide. Elle a hésité longuement. Je pouvais encore l’atteindre par les fenêtres ouvertes du bar quand Elle a pris son téléphone. Elle a descendu la liste des noms dans le répertoire et s’est arrêtée sur le sien à lui.

Je n’ai jamais su si Elle est allé jusqu’au bout, parce que je me terminais à cet instant.

Je suis une chanson. Rien qu’une chanson. Pourtant, tout le monde me connaît. Je suis un peu l’histoire de chacun d’entre vous selon son interprétation et l’instant où l’on m’écoute. Je suis un peu magique. J’accompagne vos souvenirs. Je dessine vos rêves. Et je ne disparaîtrais que lorsque le dernier à se souvenir de moi ne me fredonnera plus.