L’hôtel de sable

L’hôtel de sable

L’hôtel de Sable a été publiée dans Bordel – Rat Pack en 2009 chez Stéphane Million éditeur.

Photo du Rat Pack sur scène au Sands Hotel de Las  Vegas pour le tournage de « Ocean’s 11 ». De gauche à droite : Peter Lawford, Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis, Jr., Jack Entratter and Joey Bishop.

Par Dell Publishing — page 17 Modern Screen May 1960, Domaine public.

 

Je ne sais pas combien de temps exactement j’ai roulé. Je suis incapable de répondre à cette question.* Durant tout le trajet, mon esprit était ailleurs. Comme aveuglé par mes pensées, je n’ai pas fait attention au sable, ni à la poussière, encore moins à la chaleur.J’ai coupé l’autoradio. Peut-être ne l’avais-je même pas allumé à mon départ de San Francisco, quelques jours auparavant. Pour un homme de mon âge, il n’aurait pas été raisonnable de faire le trajet d’une traite jusqu’à Vegas. Plus jeune, je ne dis pas. Mais à 75 ans, votre corps vous signifie que vos vingt ans ne restent vivaces que dans votre esprit. Et mon corps, au vu de mes excès passés, a bien raison de se rappeler à mon bon souvenir.

Le matin de mon départ, j’ai ressorti de sous sa bâche le vieux Porsche Speedster 356 blanc ivoire que je m’étais payé en arrivant en Californie. J’avais, à l’époque, décidé de raccrocher mes Beretta au clou une bonne fois pour toute. Je prenais une retraite bien méritée au soleil de Palm Springs. Et la première chose que j’ai faite en arrivant, c’est me payer cette bagnole. Dans mon précédent boulot, il fallait éviter ce genre de petit bolide. Trop visible auprès des flics, pas assez grand pour ranger les macchabées dans le coffre. Ceux là même qu’on allait enterrer dans le désert, des jetons de casino au fond de la gorge en guise de souvenir. Faut dire qu’à la période où Vegas était mon terrain de jeu, je roulais en Cadillac Eldorado, un des coffres les plus spacieux des États-Unis.

À l’époque donc, au début des années soixante, je bossais en duo avec un type assez sympa : Tony « Big Eye ». Je l’avais surnommé comme ça parce qu’un soir des gars lui avaient crevé un œil lors d’une bagarre sur le Strip. Depuis ce jour-là, il se baladait avec un bandeau sur l’œil droit. Las Vegas, pour un rital d’Hoboken comme moi, c’était un peu le paradis. Il y avait le jeu, les filles, et un paquet de pognon à se faire. Dire que cette ville avait été fondée par des mormons, ça me faisait toujours marrer. Ce parc d’attractions pour adultes était né d’abord grâce à la morale incarnée. Et puis Bugsy Siegel, Meyer Lansky et Lucky Luciano passèrent par-là…

Et pour moi, Vito Cemanese, ce fut le début de ma carrière. C’était une autre vie. Peu d’entre nous l’ont connu. Ils sont encore moins nombreux à pouvoir la raconter. Nous sommes le 1er juillet. Je traverse le désert du Nevada, en direction de mes souvenirs. C’est pas croyable à quel point les momentsqu’on croyait disparus s’invitent sans prévenir à votre table. En roulant, je me rends compte que j’ai eu la chance de connaître l’âge d’or de Vegas. Moi, c’est pas mon genre de regarder dans le rétro. C’est pas que je suis un sentimental. C’est pas que la mort me fait peur, non. La mort je l’ai côtoyée, je l’ai donnée même. Pourtant, une annonce à la radio, un matin, m’a replongé dans cette période pas si lointaine. Au nom de ces heures de gloire, je me suis dit que c’était ma dernière chance de dire au revoir à un vieil ami. Ce témoin d’une époque révolue s’apprêtait à passer l’arme à gauche. C’est pour ça que j’avais tourné la clé de contact : pour aller saluer un vieux pote à l’article de la mort. Maud n’était plus là pour le voir. C’est tant mieux. Elle avait voulu tirer un trait sur notre vie dans le Nevada.

Mes enfants, eux, s’en foutent éperdument. Les petits enfants, eux, sont friands de mes anecdotes.Alors, qui se soucierait de savoir Papy roulant cheveux aux vents, en plein soleil, au milieu du désert ? Avec le sable, le cabriolet blanc ivoire commence à jaunir comme une vieille photo.Je vois enfin apparaître au loin, comme un mirage, « Sin City ». Rien n’est majestueux aujourd’hui dans cette ville. On fait vivre aux gens une fausse nostalgie du temps passé dans des décors de cartons pâtes.Vous trouverez que c’est peut-être un discours de vieux con, mais si vous aviez connu la ville comme je l’ai connue, à l’époque où je l’ai connue, vous comprendriez sûrement ce que je veux dire. J’ai connu les originaux moi, pas les sosies et les hôtels qui imitent des villes, ou des monuments. J’ai connu les fondateurs de la ville, et les stars qui y venaient. Vegas, aujourd’hui, c’est un attrape-couillon. On vous fout des machines à sous jusque dans les chiottes, et vous repartez les poches vides et les larmes aux yeux.

Il fait encore jour. Le soleil tape fort. Je roule à travers la ville, sans rien voir des néons qui clignotent. Cette ville qui se métamorphose. Je ne reconnais rien. Mais je sais où je vais, comme guidé par mon instinct. Ici, on construit de nouveaux hôtels. On abat les anciens, et avec eux la mémoire de la ville. Mais pourquoi s’encombrer de la mémoire ? La raison de vivre de cette cité, c’est de distraire pas de remémorer. On vient en groupe. On fait des séminaires religieux le matin, on joue l’après-midi et on passe la nuit avec des stripteaseuses. Et quand on rentre à l’hôtel, on peut toujours ouvrir le tiroir de la table de nuit pour trouver une bible et se soulager la conscience. Oui, je sais ce que vous vous dites, c’est pas bien de cracher dans la soupe… Et alors ? L’âge, ça permet tout.

Dans la dernière ligne droite avant l’arrivée au terminus, j’ai ma première hésitation. Est-ce une bonne idée de revenir ? Ne vais-je pas me faire plus de mal qu’autre chose ? Si Maud était là, elle me dirait : « tu n’es qu’une tête de mule, Vito Cemanese ! (Quand elle était agacée, elle donnait la liste entière de mon état civil), et tu le regretteras amèrement, crois moi ! » Moi, je lui souriais, et ça suffisait parfois à la faire sourire aussi. Mais dans ce voyage, je me sens bien seul. Alors je prie Maud, pour que de là-haut, elle me donne unpeu de courage. Elle me manque terriblement, aujourd’hui tout particulièrement.

Je gare la voiture à quelques centaines de mètres de l’immeuble. Je peux déjà l’apercevoir : magnifique et imposant comme il a toujours été. Un seigneur de la ville, et c’est pour lui que je travaillais. Le QG du Rat Pack, le Sands Hôtel de Las Vegas.

Au début des années soixante, je bossais à Las Vegas depuis quelques temps déjà. J’avais vu le travail de ce pauvre Bugsy Siegel réduit à néant par cette salope de Virginia Hill. Mais la Famille, c’est la Famille. Un soir de Noël à Cuba, Meyer Lansky, Lucky Luciano et les autres signèrent l’arrêt de mort de Siegel. Je fus un des désignés volontaires pour balancer Benny dans le désert, en pâture aux coyotes. Plus tard, c’est son remplaçant Jack Entratter qui me mit à la sécurité des casinos. L’hôtel Sands comptait le plus à mes yeux. Pourquoi ? Parce que j’y ai passé les meilleures soirées de ma vie. En partie, grâce au copropriétaire de l’hôtel, un type d’Hoboken comme moi mais qui avait bien mieux réussi grâce à sa voix, que moi grâce à mon calibre.

Le Sands, et plus particulièrement le Copa Room, c’était « the place to be », le saint des saints pour qui aimait faire la fête, le repaire du Rat Pack. « Mesdames et Messieurs ! Frank, Sammy et Dean en direct du bar ». À eux trois, ces lascars ont écrit et chanté la légende de cette putain de ville. Certes c’était Frank le meneur, l’ambitieux, l’opportuniste qui dirigeait tout à la baguette, le fric, les filles, l’alcool, les invités… Mais avec ses acolytes Dean et Sammy, ils avaient inventé le « cool ». C’est quoi le « cool » ? Écoute un disque de Rat Pack et tu comprendras petit.

Ça n’existe plus aujourd’hui. Une bande de potes, des sketchs improvisés, des chansons posées sur voix de velours, mêlant élégance et nonchalance, le tout un verre à la main et une cigarette au bec, c’était ça le Rat Pack. Comme on ne savait pas toujours si ils allaient être sur scène ensemble, on pouvait lire sur le panneau de l’hôtel « Ce soir, au Sands Hôtel, Frank Sinatra, peut-être Dean, peut-être Sammy » et ça marchait. Ils jouaient à guichet fermé à travers le pays, et tout le gratin se pressait pour les voir.

Selon le Rat Pack, il y avait deux mondes à Las Vegas : ceux qui en étaient, les « Charly » et ceux qui en étaient pas, les « Harvey ». J’étais plutôt un Harvey, mais je m’en foutais.Je me régalais de les voir faire les clowns sur scène. Entre deux mauvais payeurs à raisonner, ça me détendait. Et puis c’était plein de vedettes, le Copa Room.J’y ai même croisé cet enfoiré de Kennedy, et Shirley MacLaine, et Lauren Bacall, pleins d’autres encore… Je me régalais de leurs chansons, et de leurs blagues. Un instant j’oubliais d’où j’étais.J’oubliais que Sam Giancana, le Boss de Chicago, était au bar à côté de moi, comme si de rien était.

J’avance doucement sur le trottoir, comme par peur de déranger les fantômes du passé. Je regarde le soleil couchant rougeoyant la façade et le vide qui emplit le lieu et ce silence. Ce putain de silence qui me submerge.J’hésite encore une fois devant les barrières de sécurité et je me sens comme un puceau pour sa première fois. Finalement, je dépasse une barrière, quand un gars faisant la sécurité autour de l’hôtel me tombe dessus. Faut pas rester là m’sieur qui me dit, c’est fermé. Je le vois bien que c’est fermé, c’est même pour ça que je suis venu. Je te graisse la patte à 100 dollars et tu me laisses faire le tour du proprio une dernière fois. Cette scène me rappelle le bon vieux temps où je faisais la loi dans mon secteur. Je suis ravi de voir qu’à Vegas bien des traditions ont perduré.

Je me démerde pour passer par une porte de secours restée ouverte et me balader dans ce lieu si vide, prenant déjà un voile de poussière. Il attend, résigné, sa destruction pour laisser place à une de ses horreurs modernes.J’ai une pensée pour Tony « Big Eye », parti pour un monde meilleur, et qui a la chance de ne pas assister à ce spectacle qui me déchire le cœur. Toutes les lumières sont éteintes mais je me déplace sans soucis. Je connais trop. J’avance dans les couloirs et il me semble au loin entendre le bruit des machines à sous, ou encore le piano de Bill Miller, le pianiste de Frank. Il me semble voir la silhouette de Dino ou le sourire de Sammy, et les autres aussi… Ils pouvaient être plus nombreux encore : Joey Bishop et Peter Lawford… parce que Frank, qui se prenait pour le parrain du show-biz utilisait le Rat Pack pour nourrir des ambitions bien plus personnelles. Certes le Rat Pack c’était des « Bad Guy » au grand cœur qui luttaient contre la ségrégation aussi. Mais on était pas là pour faire que des œuvres de bienfaisance non plus. C’est pour ça que Lawford montait sur scène. Un beau-frère de futur président, ça se refuse pas. Et puis Kennedy passait une tête chez sesamis du Rat Pack. De loin, moi je surveillais les gars de chez Hoover qui avaient écrit en gros sur leur front FBI, et qui surveillaient eux-mêmes Sinatra et sa bande.

Devant la scène, je me rappelle de Dean Martin et de ses entrées soi disant alcoolisées. Il grimpait sur la scène, titubant et mélangeant les syllabes et « I left my heart in San Francisco » devenait Fran Sancisco… Ou encore de ce soir il s’adressa à Frank en lui disant : « Mesdames, Messieurs, un peu de silence je vous prie. Toi aussi Frank, un peu de silence. Tu te crois à la maison ici ? » Et Sammy de répondre : « Dean, Frank est un peu chez lui, puisque c’est son hôtel. » Et Dean de répliquer à nouveau : « ah je comprends mieux la déco ! Merci Frank » et la salle éclata de rire quand Frank fit de même.

C’est ici, au milieu de cette piste que j’ai invité Maud à danser pour la première fois. C’était une petite brune, aux yeux marron, et quand je la voyais je me sentais comme un con. Je pouvais arracher les ongles d’un gars, lui flanquer une prune entre les deux yeux, l’enterrer dans le désert ou le laisser aux coyotes et revenir bouffer un T-Bone steak sans broncher. Mais quand Maud était là, j’avais la gorge sèche, et le palpitant qui tournait à plein régime. J’arrivais pas à aligner deux phrases correctes. Cela correspondait au moment où elle choisissait de disparaître parmi les joueurs. Et moi, j’étais comme paralysé. Pourtant j’avais plus quinze ans.Tony se foutait de ma gueule, joyeusement. Je reprenais alors mes esprits et je partais de la salle triste comme un clébard. Alors,Tony me disait, viens, on va aller écouter les Rats. Ça te changera les idées. Elle est pas pour toi cette fille-là. Regarde plutôt la grande blonde là-bas, elle est pas mal, non ?… Mais je m’en foutais de sa grande blonde. Et puis un soir que Dino, mon préféré, chantait “Everybody love somebody sometimes”, j’ai pris mon courage à deux mains pour aborder celle qui deviendrait la future Madame Cemanese. Ma petite brune, aux yeux mutins qui distribuait des jetons à la caisse. Comme le patron m’avait à la bonne, il a rien dit en la voyant quitter son poste pour danser avec moi.

Je les connaissais pas vraiment les trois « Charly » : juste bonjour bonsoir et trois mots échangés avec Frank sur Hoboken, New Jersey autour d’un Jack Daniels et d’un paquet de Camel sans filtre. Je les connaissais pas bien mais ce soir-là,sans le savoir, c’était pour moi et Maud qu’ils faisaient le show. C’est la gorge nouée que je lui ai dit à la petite : « Maud Cemanese, ça sonne bien, tu trouves pas ? » Elle a rigolé et elle m’a dit qu’une danse ça suffisait pas à la convaincre de se marier, mais qu’elle allait y réfléchir quand même. Elle m’embrassa sur la joue et elle retourna bosser. On ne s’est plus jamais quitté après ce soir-là.

Le Rat Pack, lui, n’a pas survécu aux ambitions de Frank et à l’élection de Kennedy. La trahison de ce dernier et la guerre de son frère envers ses anciens alliés, c’est-à-dire nous, avaient précipité la chute du Rat. C’était pas faute d’avoir poussé Kennedy à la Maison Blanche. Même Giancana lui avait fait gagner les voix de l’Illinois. Frank s’était démené comme un beau diable. Il était allé jusqu’à produire la soirée de fête de la victoire. Et cet enfoiré nous tourna le dos. Pire, il nous « flingua ». Mais il ne l’emporterait pas au paradis. Et encore après, ces enfoirés d’hippies de mes couilles qui allait débarquer avec leur soi disant contre culture poussant les Rats temporairement vers la sortie… C’était bien le temps que ça a duré. “That’s life” comme le chantait Frank.

Je quitte finalement l’hôtel assez rapidement. Parce que je sens que je vais avoir la larme à l’œil et j’aime pas ça. C’est pas que j’ai quelqu’un à impressionner, mais j’aime pas ça. C’est triste de voir son passé s’évanouir et que rien ne subsistera de tout ça que quelques sosies et des hôtels minables. Que Frank avec sa mémoire qui fout le camp a, lui aussi, de la chance de pas voir la fin du Sands Hôtel. Pourtant je regrette pas non plus d’avoir fait tant de bornes pour le voir une dernière fois. Rétrospectivement, sans lui, je serais pas là. Le Rat Pack n’aurait peut-être pas été le même et l’Amérique sans le Rat Pack, ça aurait une gueule un peu différente… Je retourne à la bagnole en fredonnant une chanson de Dino, on est le 1er juillet 1996 et le Sands Hôtel s’apprête à redevenir une poignée de sable. Je peux enfin rentrer chez moi.

Gaudéric Grauby-Vermeil

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Avatar a été publiée dans Bordel La jeune fille en 2007, chez  Stéphane Million éditeur.

Photo : Reptiles In Paris

New York. Une fin d’après-midi d’été banale pour Emma. La pluie frappait sur les carreaux de son appartement. C’était une bénédiction étant donné la chaleur qu’il avait fait toute la journée. Emma n’avait quitté la maison que pour faire quelques courses. Elle détestait ça. Sorti de chez soi, une chaleur insupportable et étouffante vous tombait dessus, puis dès que vous passiez la porte d’un magasin, la climatisation vous saisissait d’un seul coup. Recette miracle pour choper une bonne crève. Mais Emma n’avait pas besoin de ça. Ce soir elle devait travailler et il valait mieux être en forme. Elle aimait la « Grosse Pomme » mais rêvait d’ailleurs, de plages de sable fin, et de mer turquoise. Ce n’était pas pour tout de suite. À vingt-cinq ans, elle avait le temps de mettre un peu d’argent de côté pour aller vivre en paréo à l’autre bout du monde. Fanny de l’agence l’avait appellée dans la matinée pour la prévenir qu’elle avait un client pour ce soir. Elle lui avait donné toutes les indications nécessaires. Le rendez-vous était donné dans un palace de la ville, pour retrouver un homme d’affaire de passage. Elle l’accompagnerait pour le dîner. Rien de plus. C’est sûr, le tarif était plus léger quand il ne s’agissait que d’accompagner le client pour un dîner, mais aujourd’hui elle ne se sentait pas la force pour autre chose.

Emma travaillait pour une des agences d’escort girls les plus réputées de la ville. La plupart de ses clients étaient des habitués. Des gens riches, de bonne famille, des grands patrons, des héritiers, des malotrus, des pervers et de mauvais payeurs parfois mais ceux-là ne faisaient jamais long feu. Il y avait ceux qui réclamaient des jeux avec des scénarios et elle s’y pliait avec plaisir. Comme ce politicien qui aimait tant être puni et qui demandait pardon à genoux. Ces électeurs conservateurs apprécieraient sûrement eux aussi de voir ce bon père de famille, garant des valeurs morales, dans cette position. Mais elle se gardait de tout jugement. Le monde n’est pas noir ou blanc. Comme pour celui-là, qui s’était réfugié dans ses bras. Ce puissant magnat de la finance, qui avait pleuré toute les larmes de son corps, la tête collée contre ses seins. Puis cet autre encore, qui était venu la chercher dans le hall d’un hôtel de Newport et l’avait emmené pour la journée en balade dans une voiture de sport. Jamais il ne l’avait touché. Promenade au bord de mer, dégustation de poissons et de fruits de mers, casino, et retour au bar de l’hôtel où il avait glissé discrètement la liasse de billets dans son sac à main, tout en posant un baiser sur sa joue. Pour conserver l’illusion aux yeux du monde qu’il n’était pas seul et qu’il pouvait encore séduire. Emma vivait avec des gens qui étaient arrivés au sommet de la société. Mais dans cette conquête, ces derniers avaient fait le vide autour d’eux. Pas un seul n’avait d’ami proche, de vrais amis. De ceux que l’on appelle à six heures du matin parce qu’on est largué dans le bar le plus minable de la ville, seul. Certains de ces gens là étaient parfois trop malhonnêtes pour avoir une relation durable. Pas une femme qu’ils rencontraient ne les aimaient pour ce qu’ils étaient. La faune entourant ces hommes était avide d’argent et de strass. Votre valeur, c’était ce qui était autour de vous, ce que vous portiez mais jamais ce que vous aviez dans la tête. Et elle pouvait constater que beaucoup d’entre eux n’avaient que des toiles d’araignées dans le crâne.

Emma était couchée sur son canapé. Au plafond, le ventilateur tournait lentement. Paul Simon chantait pour Emma sa version live de « Mrs Robinson ». Et elle bougeait doucement la tête au rythme de la musique, les yeux fermés, et ses lèvres murmuraient doucement les paroles. Dans cette confortable léthargie, Emma se préparait à devenir une autre. Elle était belle cette métisse aux longues jambes musclées, au port de reine, avec ses hanches arrondies, superbement dessinées et ses seins… Mais surtout, ce visage. Mademoiselle O avait la peau cuivrée, le visage doux et riant qui pouvait aussi se montrer dur quelquefois. Elle était exotique et si proche en même temps. Elle exerçait un pouvoir de fascination sur les hommes et les femmes qui l’approchaient. Des sirènes de police se firent entendre dans le lointain. Emma se leva. Débardeur blanc et short en jean. Elle se dirigea vers la salle de bains, en se débarrassant de ses vêtements, les jetant en boule dans un coin. Elle n’avait jamais été très ordonnée mais qu’importe, elle vivait seule et son bordel avait quelque chose de rassurant. Elle n’avait pas eu une enfance malheureuse. Ni de mauvaises fréquentations. Elle ne s’était jamais plainte de quoi que ce soit, à qui que ce soit. Elle était la fierté de ses parents et de ses professeurs. Elle avait eu un petit ami comme une fille peut en avoir à l’adolescence. Rien de bien méchant. Et pourtant… elle avait fini par quitter son petit univers d’Austin, Texas, pour des études à New York. Elle avait quitté le foyer avec tristesse mais des rêves plein la tête. Elle était encore uniquement Emma. Elle voulait apprendre pour enseigner à son tour. Puis tout avait basculé assez rapidement. Parce que dans la Grosse Pomme, il faut avoir les finances qui suivent. Même quand on est étudiant. Les premiers jours d’Emma dans Manhattan avaient été difficiles, teintés de solitude, de pleurs, de longs coups de fils à la maison. Parce que si à Austin, elle connaissait tout le monde, à New York, elle n’était rien.

Elle avait fini par rencontrer Sarah et Jessica sur les bancs de la fac. New-Yorkaises pur jus, élevées à la salade, au tofu et au sac Prada. Peu importe que cette ville regorge de ce genre de filles très superficielles, elle avait trouvé des amies, ou presque. Les sorties le soir, les restaurants, le loyer, les études, une drôle de spirale commençait pour Emma. Elle faisait des économies sur tout mais pour faire bonne figure devant ses nouvelles partenaires, elle vidait le compte en banque de l’argent du mois en une seule soirée.

Et puis un soir comme beaucoup d’autres dans son quotidien, Emma s’était rendue dans une de ces boîtes à la mode, où tout le gratin de la ville venait se défouler. Elle avait rencontré Jon. Un type avec un très beau sourire. Il l’avait abordée au bar et lui avait tendu sa carte. Il avait soi-disant un travail à lui proposer qui pourrait lui rapporter beaucoup. Elle avait pris cette carte, mais au fond d’elle, une petite voix lui soufflait de partir. Ce n’était sûrement qu’un gros lourd, avec des techniques de drague plus que datées.

Le lendemain, Emma avait repris sa vie comme si de rien n’était. Étudiante fauchée, fumant un joint le soir avec ses copines. Rien d’extraordinaire. D’une banalité totale. Les cours, les sorties, et puis le cruel rappel à l’ordre du propriétaire de sa chambre, le frigo vide, la menace de suspension de la bourse et la promesse d’un homme au très beau sourire. « Je peux vous faire gagner beaucoup d’argent ». Sur la 5e, au milieu du brouhaha permanent de New York, une jeune fille passa un jour un coup de fil d’une cabine. Pour survivre. Elle ne savait pas très bien ce que voulait ce « Jon » mais après tout, s’il avait un bon boulot avec un salaire, alors…

L’eau chaude coulait sur son corps, sa crinière cuivrée attachée en chignon serré, et un parfum de fleur d’oranger remplissait maintenant la salle de bains. Elle sortit enfin de la baignoire, dans un nuage de vapeur. Emma s’observait toujours un long moment devant le miroir comme pour prendre une photo d’elle-même, pour se rappeler qui elle était. Puis commençait la naissance de Mademoiselle O : une séance de maquillage, et direction le dressing. Elle en avait un exclusivement réservé aux toilettes de Mademoiselle O. Le choix se faisait en fonction de la demande du client. Sinon, Mademoiselle O laissait libre cours à son imagination. Pour ce soir, elle opta pour des dessous Victoria Secret achetés le jour même. Une petite robe de soie noire, des escarpins assortis et une paire de créoles.

Emma était devenue Mademoiselle O le jour où elle avait accepté la proposition de Jon. Difficile quand on a alors vingt-trois ans de résister à un type charismatique et puis, la proposition était alléchante. Surtout qu’il ne s’agissait, le plus souvent, que de tenir compagnie à un richissime bonhomme. Alors, où était le mal finalement ? Le mal, elle l’avait côtoyé de près pour son premier boulot. Un type, soi-disant clean, l’avait meurtrie dans sa chair. Même si Jon avait fait le nécessaire, elle regrettait amèrement d’avoir pris cette voie. Pourquoi n’avait-elle pas fait comme d’autres et choisi un petit boulot au Starbucks du coin ? Elle ne le savait pas. Inconscience de jeunesse peut-être?Appât du gain sûrement. Elle s’était alors créée un double, un personnage pour protéger Emma. Mademoiselle O venait de loin. Quand elle était encore à Austin, avec ses amies, elle se rendait souvent dans un magasin de parfums bon marché, « Le Mademoiselle O ». Elle y passait son après-midi à essayer les parfums, à admirer les flacons et à rêver un peu.

Pour ses parents, elle restait Emma, même si ses coups de téléphone s’espaçaient de plus en plus. Elle se couvrait le soir de ce nouveau personnage et l’enlevait après le travail comme on le fait d’un uniforme. Elle avait fini par s’amuser de la situation. Même si parfois, le soir, elle pleurait. Pas de vraie vie car devant être disponible en permanence, pas de petit ami et ses seules amies étaient comme elle, escorts. Parfois elle regrettait. Elle n’aimait pas toujours ce qu’elle faisait, ce qu’elle devenait. Emma se fixait une limite dans le temps. C’est sûr un jour elle arrêterait. S’il n’était pas trop tard… L’argent coulait à flots. Les grands restaurants, les grands hôtels, les voyages en jet avec des capitaines d’industrie, des stars de cinéma qui souhaitaient camoufler leur homosexualité en louant des filles pour certaines périodes et qui convoquaient les paparazzi pour afficher à la face du monde leur nouvelle conquête. Des bons coups, des mauvais, des joueurs, des fantaisistes, des très timides, des bavards, certains très silencieux sur leurs activités. De tout. Elle restait discrète, par professionnalisme et pour sa propre sécurité. Pour sa mère elle restait étudiante. Mais elle vivait désormais dans un grand appartement, propriété de Jon. Elle était devenue la favorite, la plus demandée, la plus courtisée. Et puis elle donnait de l’amour, elle aimait à le croire. Ces hommes avaient besoin d’amour, d’écoute. Elle en donnait plus que beaucoup d’autres femmes.

Mademoiselle 0 était prête. Elle vérifia que tout était parfait dans sa tenue, passa une main dans ses cheveux tout en se rapprochant du miroir : « Bonsoir Mademoiselle O », dit-elle en souriant. Elle attrapa son sac à main et ses clés, et claqua la porte, laissant Emma derrière elle. Dans l’appartement, Paul Simon s’était tu. La pluie, dehors, s’était arrêtée.

Gaudéric Grauby-Vermeil

Qui suis-je ?

Gaudéric Grauby-Vermeil (Je n’ai pas trouvé plus simple)

Chargé d’édition web pour France Inter depuis 2014, je suis, sous une autre identité, tout les samedis depuis 2 saisons sur Radio Campus Paris avec le Tropical Club.

J’ai co-animé avec Ilan Malka pendant deux saisons l’émission Comédie Avenue (2012 – 2014) sur le Mouv’. Nous mettions en valeur les jeunes talents de la scène humoristique française, continuité de mon travail au Fou du Roi avec Stéphane Bern pendant 6 ans sur France Inter (2005 – 2011).

J’ai commis également des choses sur cette antenne qui m’ont bien fait rire et qui font l’apologie de l’idée bête chez Daniel Morin dans l’émission La Morinade, sur le Mouv’ (2011 – 2013).

J’ai également fait un peu de figuration pour l’ami Arnaud Demanche dans son excellent court métrage, Being Homer Simpson.