Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon a été publiée dans Bordel Made in China en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

couverture Bordel Made in China – 2012

En temps normal, Brel, j’avais du mal. Alors Brel au réveil, un jour de pluie à Paris en plein mois de juillet par seize degrés, c’était au dessus de mes forces. Apparemment, il y en a un que ça ne dérangeait pas ce matin-là. Mon colocataire balançait la complainte du Belge à fond les ballons dans l’appartement. J’étais en train de rêver d’une superbe créature à la peau cuivrée, sorte de déesse aux yeux aussi clairs que le bleu du lagon. Elle m’invitait à la rejoindre sur une plage de bout du monde. Tout cela me semblait si réel que je pouvais même ressentir la chaleur du fin sable blanc sous la plante de mes pieds. Et en quelques secondes, un malotru vous transformait une île paradisiaque en plat pays pluvieux. J’ai entrouvert les yeux. Même le grand Jacques avait choisi de s’installer aux Marquises. Le type n’était pas fou. Ce matin, je vous le jure, il y avait des tartes qui se perdaient. Le réveil affichait en rouge, et dans un design très années quatre-vingt, un très beau sept heures. Pour un samedi c’était dur. Mais je n’ai rien dit. Mon voisin de chambrée avait une bonne raison de nous faire lever aux aurores. Je regrettais néanmoins qu’il ne soit pas vraiment porté sur Melody Gardot ou les Rolling Stones ces derniers temps. Par obligation, je me tirais hors du canapé-lit, les yeux bouffis et les cheveux en bataille. Je réajustais le plus élégamment possible mon caleçon et j’enfilais un tee-shirt qui traînait là.

Avec Camille, nous vivions depuis deux ans dans le quartier chinois, dans le treizième arrondissement. Nous étions les heureux locataires d’un trente mètres carrés avenue de Choisy. Trente mètres carrés à deux, c’était pas énorme. Mais ça faisait quand même quinze mètres carrés chacun. Se loger convenablement à la capitale n’était pas chose aisée. Avant de trouver la perle rare, nous avions visité toutes sortes de cages dont même les poules ne voudraient pas, des clapiers insalubres, le tout à un prix digne du budget de la NASA. Avec une vraie salle de bain, des WC dans l’appart et une cuisine qui n’était pas un ancien placard, nous considérions donc notre trouvaille comme confortable. Notre palais se situait au-dessus d’un restaurant asiatique «La Caravelle Saïgon». Et là, lecteur pointilleux, je sais ce que tu te dis. Ce nom-là ne sonne pas très chinois. Je te répondrai alors que le quartier chinois n’est pas très chinois non plus. C’est Pékin, Hanoï et Bangkok réunies entre deux avenues. Dans ce quartier, les restaurants japonais sont tenus par des Coréens. Tous les déracinés de l’Asie se sont donné rendez-vous ici. L’instinct grégaire est aussi humain. Et ils avaient créé ici un souvenir de là-bas. Ce n’était plus la Seine qui coulait sur les rives du treizième mais bien le Yang Tsé Kiang. Et il en était de même dans tous les Chinatown du monde.

«Caravelle Saïgon», faut dire que ça sonnait chic, même si ça n’avait pas pesé bien lourd dans le choix de l’appartement. J’aimais le côté exotique que cela donnait à notre adresse. Rien qu’en le prononçant ça respirait l’Indochine et les fumeries d’opium. C’était OSS 117 et la IVe République dans vos assiettes. Rien qu’à la lecture de l’enseigne bleue et blanche, je pouvais presque apercevoir les rizières et la brume s’accrochant dans les vertes montagnes. Si Michel Sardou avait chanté l’Asie, il aurait écrit «Caravelle Saïgon ». De fait, nous avions rebaptisé notre appartement du nom de l’établissement sus-cité. Et je dois vous faire un aveu: nous n’y avons jamais pris un repas. D’autre part, nous n’avions pas poussé le vice à faire une déco type restaurant asiatique. Nous avions des limites. Et puis les odeurs de soupe qui remontaient nous mettaient déjà dans l’ambiance. J’avais quand même, un jour de folie sûrement, acheté un énorme Maneki Neko d’un mètre qui trônait désormais dans l’entrée. Vous savez, ces gros chats de porcelaine qui sont censés vous porter chance.

Comme nos voisins de quartier, nous étions loin de notre terre d’origine. Nous avions quitté notre bord de mer. Nous avions fait un bras d’honneur à nos chères études et nous avions réussi à convaincre nos parents de nous financer l’expédition. Nous étions bien décidés à conquérir Paris comme le disait la chanson. Nous allions bientôt découvrir que nous n’étions pas les seuls et que les bonnes places étaient rares. Comme nos voisins, nous avions choisi de vivre entre «exilés» pour rendre plus doux l’éloignement et se sentir chez nous.

Mais revenons à notre frais samedi matin de juillet. Mon coloc, Camille, était donc attablé à la cuisine, le nez plongé dans son bol de café. Une cigarette mourait à petit feu dans le cendrier. Il arborait son tee-shirt des bons jours «I love rien, je suis parisien». Entre deux gorgés de caféine, il fixait les carreaux. Je lui avais demandé de nettoyer ces derniers, il y avait de cela un mois peut-être. J’espérais un instant qu’il se décide à les frotter énergiquement, en cadeau d’adieu. Le principe qui gouvernait notre colocation était le suivant: il salit, je nettoie. J’avais beau faire, rien ne venait perturber cette tradition. Cette devise aurait pu être au fronton de notre porte d’entrée.

J’ai demandé à l’ami Ricoré de me servir un café et me suis enquis de son état moral, rapport à Brel, ce à quoi il m’a répondu «Mouais, ça va». J’étais moyennement convaincu par son explication. Il avait la tête des mauvais jours. Quand nous avons débuté notre aventure, nous nous étions promis que nous ne rentrerions qu’avec le succès en poche. L’échec de nos projets était interdit. Mais son départ ce matin me laissait un goût plus amer que celui du café. Certes, c’était son choix, mais je le vivais avec lui. Nous n’avions pas connu la gloire espérée. Lui avait tenté l’aventure cinématographique, les castings, les lectures de scénarios, les pièces de théâtre. Il espérait trouver un réalisateur qui magnifierait son talent. Il se voyait en nouveau Dewaere. Au bout de deux ans, il avait finalement atterri chez H&M comme vendeur. Quant à moi ce n’était guère plus reluisant. J’ambitionnais de devenir grand journaliste. Je me rêvais prix Pulitzer, dénonçant les horreurs de notre société, pointant de ma plume les injustices de notre monde. Et c’est l’enseigne à la double arche dorée qui m’avait ouvert grand les bras. Il fallait bien manger, et je ne pouvais ni compter sur un apprenti comédien, ni sur le bon cœur des directeurs de rédaction pour nous financer. On pouvait dire qu’ils étaient mignons les deux Rastignac qui voulaient prendre Paris à bras-le-corps.

Sur notre relation, je pense pouvoir dire que Camille et moi, on s’adorait et on ne se supportait plus. Ma frustration était le miroir de la sienne. Nous vivions depuis trop longtemps dans cette promiscuité, digne d’un campement militaire, sans aucune échappatoire, ni pour l’un, ni pour l’autre. Mais ça nous avait permis de tenir dans le rythme effréné de la ville.

Et maintenant, ce salopard s’apprêtait à quitter la carlingue de notre caravelle. Je perdais mon copilote. Il avait craqué. Fuck Paris, fuck le cinéma avait-il balancé vers quatre heures du matin, une semaine auparavant, l’haleine chargée de whisky coca. La conséquence directe de ses paroles courtes mais lourdes de sens étaient les suivantes : ses sacs et ses cartons s’étaient empilés depuis la veille au soir dans les quelques espaces vides de l’appartement.

Une fois que lui et ses paquets ne seraient plus là, je n’aurais plus personne sur qui râler, ni m’épancher. Plus personne pour partager des fous rires. Je ne pourrai plus être le soutien nécessaire dont il pouvait avoir besoin et inversement. Plus personne pour disserter sur le décolleté d’une cliente ou de cette inconnue callipyge croisée dans le métro. Je serai seul pour boire mes bières et manger mes pizzas. Je ne pourrai plus lui en vouloir de sauter ses conquêtes dans mon lit dès que je m’absentais. Je n’écouterai plus ses craintes de l’avenir. Il n’écouterait plus les miennes. Il avait le mal du pays ce con. Et moi, il pensait que je ne l’avais pas peut-être ?

Un pote allait arriver avec une camionnette pour charger la cargaison direction le sud. Et nous l’attendions silencieusement. Aucun de nous deux ne savait trop quoi dire. Et à vrai dire ça valait mieux. J’ai coupé la chique à Brel pour mettre la radio. Amy Winehouse prit alors le relais… Décidément, dans notre monde moderne, les morts ne nous laissaient jamais en paix. Camille m’a demandé ce que j’allais faire aujourd’hui. C’était la première fois qu’il me posait la question depuis six mois. J’ai caché ma surprise tant bien que mal. J’ai avalé une gorgée de café. «Je vais t’aider à charger ta charrette, enfoiré», ai-je lâché. Il a souri. Je me suis marré. Cela faisait longtemps que ce n’était pas arrivé.

Mais je n’avais pas vraiment de réponse quant au fond de sa question. Qu’est-ce que j’allais faire une fois qu’il se serait envolé ? On se connaissait depuis toujours. Nous avions usé nos jeans sur les bancs de la fac. Et puis deux ans de vie commune, ça crée des liens. Je n’avais pas de secret pour lui. Je lisais en lui comme un livre ouvert. Et il m’était inutile d’essayer de lui cacher quelque chose. Ce n’était plus un pote, c’était un double. Nous étions des partenaires, des frères. J’étais Roger Murtaugh, il était Martin Riggs. Si un des membres du duo disparaissait, il n’y aurait plus d’«Arme Fatale». Notre colocation, notre amitié, c’était pareil.

J’ai rappuyé sur le bouton de la chaîne hi-fi. David Bowie a pris le relais. Sa voix suave rendait tout à coup la pluie plus sexy, l’ambiance plus légère. Et «China Girl » était ce que j’avais trouvé de plus local. Sous l’Union Jack, les années quatre-vingt se voulaient joyeuses et postcolonialistes. Même si à l’époque de cette chanson, Hong Kong était toujours sous les jupes de la reine d’Angleterre. Venant de la place d’Italie, la camionnette, blanche et un peu cabossée, est finalement arrivée en bas de l’immeuble. Je l’ai regardé se garer avec un pincement au cœur. Ça fusait dans ma tête. Je n’étais pas sûr d’avoir trouvé ce que j’étais venu chercher, c’est à dire la gloire et les paillettes. Je n’avais récolté que du gras de burger et un compte en banque aussi rouge que le logo de mon employeur. Alors se posait la question: et si je partais moi aussi ? Si je laissais tout derrière moi ? Après tout que se passerait-il de grave? Camille avait trouvé la force de dire stop. Est-ce que je pouvais le faire moi aussi ? Malheureusement, je suis courageux mais pas téméraire. Je ne ferai pas partie de ce voyage-là.

Le ballet entre le troisième étage et la rue commençait. Des cartons de livres, des sacs de fringues et beaucoup de souvenirs immaté- riels s’entassaient à l’arrière. Quand nous nous sommes installés, notre premier meuble était un carton. C’était notre table de nuit, notre table pour manger, un bureau improvisé. Deux matelas nous servaient de canapés, de lits. Ni télé, ni radio pour nous accompagner mais un ordinateur quand même. Entre deux chargements, nous nous sommes mis à évoquer des souvenirs, des aventures de ses deux ans passés. Je l’avais initié à l’art du repassage, il m’avait fait découvrir le rap US et les Simpsons. C’est marrant comme, quand on arrive à la fin d’une histoire, ce sont les bons moments qui reviennent. J’avais l’impression gênante que mon ex-femme se faisait la malle en présence de son avocat. Un divorce sans haine, ni garde d’enfants. Un CDD qui prenait fin. Je n’osais pas demander à Camille ce qu’il retiendrait vraiment de ces deux années. Se sentait-il plus léger maintenant qu’il s’était débarrassé de ses illusions, de ses rêves trop encombrants ? Et en avait-il de nouveaux ? Moi-même je n’étais pas sûr de m’être libéré des miens. Il me semblait qu’il me faudrait creuser plus loin encore.

Les amis font partie des piliers de l’homme. Toujours là quand les nanas font leurs valises. Toujours là pour les vacances et les conneries, pour les coups durs et les lendemains qui chantent. Mais quand ce sont eux qui s’en vont, que se passe-t-il ? Il allait me falloir trouver quelqu’un d’autre qui viderait mes gels douches, et laisserait la cafetière déborder le matin.

J’ai descendu le dernier carton. Camille a fermé les portières. Il a quand même jeté un œil à la fenêtre du troisième étage. Il y avait fumé tellement de clopes, à cette fenêtre. J’aurais payé cher pour être dans sa tête à ce moment-là. Ça y est, on y était. La voiture chargée, l’heure de l’au revoir arrivait. On s’est pris dans les bras, se promettant de se donner des nouvelles, et autres banalités d’usage que l’on sort dans ces cas-là. Nous savions que nous ne le ferions pas. Pas tout de suite en tout cas. Trop de temps passé ensemble, nous avions besoin de respirer. Il est monté dans la voiture. Je lui ai lancé un bonne route et j’ai regardé mon ami disparaître en bas de l’avenue de Choisy, direction la nationale 7, me laissant seul dans mes chinoiseries. Il était midi à ma montre. C’est fou comme les choses se défont vite. Notre épopée de la «Caravelle Saigon» venait de prendre fin. Un nouveau défi m’attendait, à une unique condition: serais-je capable de refaire décoller l’avion tout seul ?

Gaudéric Grauby-Vermeil