Des ballons et des potes

Des ballons et des potes

Des ballons et des potes a été publiée dans Bordel Foot en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

 

Nous venions de passer trois heures attablés à l’ombre du tilleul, avec pour horizon les oliviers qui se détachaient sur un ciel bleu vif. Les brochettes, les keftés, le kisir, la salade de tomates citronnée et le vin rouge avaient été servis en grande quantité. Nous avions ouvert grand les baies vitrées de la maison, et la vieille chaîne hifi nous envoyait du fond du salon le contenu de nos vieilles compilations datant d’une autre époque. C’était le milieu des vacances, et le temps ne se comptait qu’en mesure de siestes, d’apéros, de piscine, de balades, et ainsi de suite jusque tard dans la nuit, quand la chaleur nous laissait un peu de répit pour nous endormir. Les enfants des uns et des autres avaient rejoint les chambres pour faire la sieste. Et nous digérions tranquillement notre pantagruélique déjeuner, dans un silence recueilli, assis autour de la grande table.

Nous regardions juste le paysage, et nous nous laissions bercer par
les voix des femmes qui discutaient. J’appréciais ces instants où le
temps semblait s’arrêter. Je me sentais comme dans une bulle où rien ne pouvait arriver que des choses douces et agréables.

C’est Pierre, le premier, qui rompit le calme autour de la table : « On
se fait une petit foot les gars ? » Il nous observait les uns les autres, attendant que nous acceptions de relever son défi. La proposition n’emballa personne. Et comme notre réponse se faisait attendre, il nous montra son impatience en nous prenant à partie à tour de rôle pour nous embrigader dans le jeu. Il essaya d’abord de nous amadouer avec des «Mon Titi», «Allez mon ptit Thom», «Polo un petit
foot tranquille?». Il était toujours amusant de voir ce grand gaillard
d’un mètre quatre-vingt-dix prendre une voix douce, tout ça pour
aller jouer. Les adultes restaient toujours des enfants. Quelques
réponses se firent entendre mollement: « Il fait trop chaud», « Je
me ferais bien une tite sieste avant », «Bof»…

Autant vous dire que la voix douce de notre ami Pierrot se raffermit
tout à coup. Nous nous fîmes traiter de larves, de lopettes, qu’on
pourrait se bouger le cul de temps en temps. Le copieux repas et
les bouteilles de Corbières, qui nous avaient accompagnés depuis
l’apéro, nous avaient passablement assommés. Pas lui. Il n’abandonnait pas devant notre paresse : «Allez, bande de loques, on se le fait ce foot ?? »

J’observais les uns les autres. Polo somnolait sur le transat. Julien
avait rapporté à table le sixième tome d’une saga de science-fiction
commencée au début de l’été. Hervé s’amusait, avec son nouvel appareil, à faire des photos de Cyril, qui restait impassible, le bob de sa fille vissé sur la tête. Quant à moi, je terminais ma cigarette, attendant que quelqu’un prenne une décision. Quant aux femmes, elles poursuivaient leur conversation, nous prenant parfois à témoin. Elles savaient qu’elles n’étaient pas conviées à la partie et ne voyaient
pas l’intérêt de prendre part au débat. L’attente devenait insupportable pour notre ami Pierrot qui finit par nous lâcher un « Faites chier les gars…» désabusé.

J’éteignais ma cigarette dans le cendrier, tout en me redressant sur
ma chaise. Avec la chaleur, l’effort me parut surhumain et je regrettais par avance ce que j’allais dire : «Ok Pierrot, on se fait un foot, mais tu fais le café d’abord. » J’obtins un succès d’estime rapport au café, très vite rattrapé par Sophie qui se dévoua pour nous préparer le breuvage demandé.

L’un d’entre nous ayant accepté la partie, les autres suivirent plus
facilement. Nous avons donc quitté la table de la terrasse avec toute
l’énergie dont nous étions capables : celle du macaroni trop cuit.
Il faisait quand même chaud pour ce genre d’activité. Cyril bailla à
gorge déployée pour se réveiller, et le petit groupe se retrouva au
milieu du jardin. Il fallut choisir l’endroit, délimiter le terrain, et, récupérer le ballon caché au fond d’un coffre d’une des voitures.

Nous n’étions pas assez nombreux pour faire une partie classique.
Et il fut décidé à la majorité que nous jouerions une allemande. Une
« allemande » donc, c’est une partie de foot resserrée. Où les
réglementations de l’UEFA n’ont pas cours et où l’arbitrage est en
autogestion. Ici c’est la règle du chacun pour soi. Chaque joueur
démarre le jeu avec une valeur de point définie avant le début de
la partie. Celui qui conserve au mieux cette valeur gagne le match.

Pour jouer et marquer des buts, il vous faut savoir jongler. En effet, vous ne pouvez tirer que si l’on vous fait une passe en jongle, et
que vous réussissez à jongler à votre tour. Vous suivez ?

En ce qui me concerne, il m’a fallu du temps. Et puis je ne suis pas
le plus sportif du groupe. La preuve: en gym, je me traînais deux
de moyenne au lycée, et des mots d’excuses en veux-tu en voilà.

Mais je m’égare. Quand le gardien encaisse un but, il perd de son
capital point. Mais pas un point par but. Le nombre de points
perdus varie en fonction de la façon dont il a été marqué. Un simple
coup de pied n’aura pas la même valeur qu’une tête ou un lobe par
exemple. Si vous perdez le ballon lors d’une action, un dribble, un
jongle… vous prenez la place de gardien. Inversement, le gardien
peut reprendre place dans le jeu, si lors du dégagement, il oblige
un des joueurs à faire une faute et perdre le contrôle du ballon.

La technique la plus souvent utilisée est le shoot violent dans le
dos… Peuvent être également visées: les côtes, voire les parties sous
la ceinture pour les moins chanceux. Ainsi à chaque dégagement,
l’équipe sur le terrain court dans tous les sens pour éviter le projectile. De préférence, il vaut mieux utiliser des ballons en mousse.

Quant à pourquoi dit-on «une allemande », ne me demandez pas. Je n’en ai pas la moindre idée. La tradition de « l’allemande » remonte aux années lycée aussi loin que je me souvienne. Peu importe la soirée, la journée, dans la cour, dans les fêtes chez les uns ou chez les autres, si un ballon avait le malheur de traîner dans les parages, il était bon pour y passer. Chaque fois, nous n’échappions pas à cette coutume de nous confronter les uns aux autres, comme pour mesurer notre
capacité à surpasser l’autre, un ballon au pied. C’était toujours plus
amusant que de réviser ses cours.

Déjà tout petit, nous nous rêvions partenaires d’Olive et Tom, frappant
le ballon avec force, pour faire trembler les filets et impressionner les filles. Nos idoles s’appelaient Cantona, Papin, Wadle, Boli, Raï,
Romario et bien sûr Maradona. Le moindre bout de terrain en terre,
bitume ou en gravillon était notre terrain de jeu. Avec les années,
évidemment, les tacles, les coups d’épaules se faisaient moins vio-
lents. Mais les parties s’endiablaient toujours, jusqu’à que nous
tombions de fatigue, souvent au coucher du soleil et l’appel à la
table par nos parents.

Le ballon rond est un compagnon formidable. Il est capable d’occuper des heures durant une troupe de mecs. Il crée un lien entre les
nouveaux venus dans la bande et les anciens. Il permet de gagner
ou de perdre des galons au sein d’un groupe. Et pour l’anecdote,
il était également d’une grande aide, lors de nos vacances en
camping, pour draguer les jolies touristes hollandaises qui passaient à proximité. Le tout était de bien viser. Les concours de jongles n’étaient pas en reste, mais n’engageaient qu’une personne à la fois, laissant aux autres le soin de s’entraîner à la pétanque. C’était aussi un bel objet de discorde. Combien d’engueulades, combien de prises de tête avons-nous vécu ? Aucun d’entre nous ne serait capable de le dire. Mais ces fâcheries ne duraient jamais bien longtemps.

À ce jeu, les femmes de notre bande étaient insensibles, et il restait
notre dernier bastion, exclusivement masculin. Ainsi, nos compagnes et amies préféraient nous regarder, se moquer, parler de nous profitant de notre absence d’attention à leur égard. Sans les enfants au milieu, nous pouvions maintenant nous permettre coups bas et langage fleuri.

Ces matchs sont l’occasion de régler quelques comptes que l’amitié,
aussi forte soit-elle ne résout pas. Un coup vache à l’adversaire est
une façon de lui rappeler qui domine l’autre, ou que la crasse de
l’autre jour n’est toujours pas digérée. Bizarrement, nous n’avions jamais joué de tour de vaisselle ou de ménage lors de nos parties.
Peut-être avions-nous peur de nous retrouver collés à chaque fois?

Ainsi donc nous voici, vaillants gladiateurs trentenaires en pleine
digestion, sous un soleil de plomb, pour certains en tongs, pour
d’autres clope au bec, prêts à s’affronter dans un match sans pitié,
digne des plus grandes finales de Coupe du monde, avec les encouragements des cigales, hurlant leur joie comme le plus beau des
publics. Et nous voilà partis, dans nos premières actions.

Je vous passe rapidement ce moment de la partie, car il s’agissait
là d’un échauffement, pour rester poli. Le gardien lui-même était
plus occupé à nous regarder nous escrimer à faire des passes correctes, qu’à arrêter nos tirs cadrés. Et les plantes du jardin devaient
prier pour ne pas finir en compost avant la fin de la journée.

Il faut dire que nous étions un peu rouillés. Nous ne jouions plus autant qu’avant. La vie de bureau, le manque de partenaires et pour certains la vie urbaine, ne se prêtaient pas à la pratique de ce sport.

Me voilà dans les cages. Je m’y suis retrouvé rapidement. Le contrôle
du ballon n’était pas aisé. Et je m’enfonçais des petits cailloux
dans la plante des pieds à chaque déplacement. Pierrot de toutes ses
forces m’envoya le ballon dans la tête. Superbe arrêt malgré moi…

Il explosa de rire et tenta entre deux hoquets de s’excuser, pendant
que je me remettais. Je profitai d’un instant d’inattention pour lui
dégager le ballon direct sur la tronche. Loupé. Les géraniums, eux,
risquaient de ne pas s’en remettre. Hervé tenta de jongler tant bien
que mal, mais la taille du terrain n’était pas adaptée à ses grandes
jambes. Il finit par passer le ballon à Polo dans un geste technique
digne d’un joueur brésilien. Et Polo en profita pour tirer… à côté.
En tant qu’auteur du tir, il fut missionné pour récupérer le ballon
dans la haie. Il gagna par la même action la place de gardien. On en profita pour faire une pause. La partie durait depuis déjà cinq bonnes minutes et nous transpirions déjà à grosses gouttes.

Le ballon rejoignit à nouveau l’aire de jeu, la partie pouvait reprendre. Cyril récupéra le ballon et tenta de le dégager vers moi, mais Hervé qui mesurait une tête et demie de plus le récupéra. Polo se retrouva en pleine ligne de mire, il s’attendait au boulet de canon, mais le fourbe de Julien le feinta et le loba. But. Pendant que tout le monde discutait la valeur du but, j’en profitai pour abandonner mes tongs.

Geste que je regrettai très vite. Ces dernières ne me protégeaient
pas des cailloux mais c’était mieux que rien. Et puis j’ai toujours
eu deux pieds gauches au foot. C’est embêtant pour un droitier.
C’est pour ça que, dans les parties classiques, la place de gardien
m’avait toujours convenu. L’énorme avantage du poste, c’est que si
on arrête le ballon, on est le héros de l’équipe. Et s’il passe, vous
pouvez pourrir vos défenseurs en leur disant qu’ils ne font pas leur
boulot correctement.

La partie se poursuivit à coup de tirs non cadrés, de dribbles, de
pertes d’équilibre, de chutes, de fous rire, de moqueries… Je me
retrouvai à nouveau dans les cages et je voyais descendre en flèche
mon capital point. Heureusement d’ailleurs car cette chaleur me flinguait toute envie de continuer. J’attendais avec une certaine
impatience la fin de la partie, rêvant à une sieste paisible et à un verre de rosé bien frais. Après tout, il fallait bien garder des forces pour la partie que nous jouerions le soir.

En nous regardant jouer comme nous l’avons toujours fait depuis que nous nous connaissons, je me demandai s’il en serait de même dans trente ou quarante ans, quand nous serions des grands-pères. Est-ce que des infirmières nous courraient après, alors qu’armés de nos déambulateurs nous ferions une allemande dans le hall d’entrée de la maison de retraite? Je nous le souhaitais vivement en tout cas.

 

30 x 40

30 x 40

30 X 40 a été publiée dans Bordel Pierre Desproges  en 2010 chez Stéphane Million éditeur.

Couverture Bordel Pierre Desproges

Ce soir, pour la première fois de ma vie, je monte sur la scène d’un théâtre parisien pour un gala de jeunes humoristes. Cela signifie tellement pour moi. Vous dire que j’en ai rêvé serait trop peu.

Je suis comme dans la chanson d’Aznavour, dans ma loge, face au miroir encadré d’ampoules. Milli, ma maquilleuse d’un soir, ma fiancée depuis quelques années m’aide à me préparer. J’observe mon reflet. Tout devrait être parfait ce soir, et paradoxalement, je me sens plus proche du mourant que du cycliste chargé comme une mule, prêt à attaquer le tour de France. Je suis malade à en crever.

J’aimerais demander à Milli si elle peut faire que la terre s’arrête de tourner pour qu’on me laisse descendre et que je puisse m’allonger. Mais je pense qu’elle va finir par perdre patience avec mes jérémiades. Le costume que je trouvais si bien en l’essayant il y a deux jours me paraît ridicule aujourd’hui. Je transpire. Milli me remaquille. Le tic-tac de l’horloge abat les secondes avec une régularité implacable. Salauds de suisses. Juste à côté d’elle, une photo de Pierre Desproges me scrute :

« – Milli?

– Oui…

– Tu crois que Desproges, il avait le trac avant de monter sur scène?

– Sûrement, chéri, sûrement. »

En fait, je vois bien qu’elle n’en a pas la moindre idée. Elle me regarde comme une poupée qu’elle viendrait de coiffer et de maquiller. Elle me fait signe de me lever pour voir si une étiquette ne dépasse pas du costume, si il n’y a pas de faux pli. Avec le stress, je me demande si mes jambes ne vont pas me trahir. J’ai cent quinze ans tout d’un coup et la gorge sèche. J’ai l’impression d’aller à l’abattoir. La boule qui s’est installée dans mon ventre grossit. Mes épaules portent toute la misère du monde. J’ai la nausée et avaler la moindre gorgée d’eau me demande un effort surhumain. Elle me passe la main dans les cheveux. J’essaie de lui sourire.

Je jette un oeil autour de moi. J’avais oublié que je n’étais pas tout seul dans cette loge. D’autres humoristes se préparent. Certains se débrouillent tout seul comme des grands, d’autres répètent leur textes comme un mantra et les plus agaçants déconnent entre eux. J’ai l’impression d’être devant la salle de classe, cinq minutes avant un contrôle.

Je me retourne et la photo de Desproges ne m’a pas lâché du regard. Peut être que c’est ça qui a tué Pierre Desproges : le stress de monter sur scène? Tout à coup, je veux changer de métier. J’aurai du écouter mon père. Bibliothécaire, c’est bien ça comme métier. C’est calme aussi. Pourquoi j’ai pas fait ça? Bibliothécaire? Ou journaliste, à la rubrique chronique culinaire? C’est bien ça aussi. Qu’est ce que je fous là? Je vais me barrer par la fenêtre des toilettes, comme dans les films.

Milli voit bien que je ne suis absolument pas concentré. Elle me prend par les épaules : « Tout va bien se passer. Tu vas les faire mourir de rire ». Ou c’est plutôt moi qui vais crever de honte ? Et si ça ne le faisait pas rire ? Et si je me plantais dans mes vannes ? Putain, c’est quoi la première vanne ? Milli me regarde droit dans les yeux, elle me connaît par cœur.

« – Tu es en train d’oublier ton texte? C’est normal. C’est le trac. Tout le monde l’a, ok?

– Ok.

– Tu demandes ce que tu fous là?

– Oui…

– Est ce que tu laisserais ta place à quelqu’un autre?

– Là maintenant? Oui…

– Hé dis donc, tu veux que je te rappelle tout ce que tu as fait pour en arriver là? »

Je respire un grand coup en fermant les yeux. Non, ce n’est pas la peine qu’elle me le rappelle. Je ne le sais que trop bien. Elle le sait aussi. Elle y assiste tous les jours. Il y avait une chance sur un million que je réussisse ce coup là : devenir humoriste. Je l’ai vraiment voulu. Je ne sais pas si quelqu’un pourrait comprendre qu’un individu ayant un quotient intellectuel dans la moyenne, au physique plutôt normal, avec une vie plutôt équilibrée, mangeant ses cinq fruits et légumes par jour, comment cet individu que l’on pourrait qualifier d’individu de classe moyenne a t’il décidé un jour de monter sur une scène pour faire rire les gens ? De quel syndrome ai je été frappé?

J’ai toujours aimé faire ça. Depuis l’école. C’était en moi, depuis le début. Comme un rêve. A l’inverse, je suis sûr que le type qui contrôle les billets à l’entrée, il rêvait d’être cow-boy quand il était petit. Ou la fille de la caisse, je suis sûr que elle voulait être exploratrice ou sauver des animaux. Et bien voilà, moi, je rêvais de faire rire les gens en leur racontant des histoires. Et ce soir, ce rêve me rend malade. Je vais peut être faire mieux que Molière, je vais mourir avant ma première ligne de texte. En même temps, on ne pourra pas dire de moi que j’aurai lassé mon public.

Je regarde l’horloge. Tic-Tac. Il me reste 5 minutes avant mon passage. Une petite télé dans la loge nous permet de suivre le dérouler du gala, et une armée d’assistants casqués et affairés comme des abeilles s’agitent autour de moi. Pierre Desproges me fixe toujours depuis sa fenêtre de papier glacé. Enfin je crois. Tout d’un coup, je réalise que je ne connais pas bien ce type. Je suis humoriste, mais pas vraiment comme lui. Je ne joue pas dans le même registre. Je connais le sketch des piles, celui des cintres et des cadeaux des enfants pour la fête des pères, deux ou trois chroniques du « tribunal des flagrants délires », deux ou trois vannes sur les juifs pendant la seconde guerre mondiale et qu’il était l’idole de mon prof d’histoire au lycée.

Milli s’est absenté deux minutes. Je me tourne vers mon voisin d’un soir :

« – Pourquoi il y a une photo de Desproges au mur?

– Il a du venir jouer ici j’imagine, comme les autres.

– Comme les autres… »

Je réalise que, effectivement, Desproges n’est pas le seul accroché au mur. Ils sont quelques uns, pour certains devenus célèbres, à nous avoir précédés ici. Qui sait, peut être un jour, l’un d’entre nous aura sa photo au mur, comme un trophée de chasse du directeur de théâtre.

Tic-Tac. J’entends l’horloge malgré le bruit autour de moi et Desproges me regarde. Il a l’air de se moquer de moi avec mon trac sous le bras. L’assistant plateau me fait signe et je vois trois doigts dans l’air. 3 minutes. Elle se trompe cette horloge, je suis sûr qu’elle se trompe. Au plus profond de moi, je souhaite une catastrophe du type : un spot va tomber sur un monsieur dans le public juste avant mon passage et on va annuler la suite du gala. Oui c’est ça. Ou mieux encore, des terroristes nous prennent en otage, avec pour revendication, le droit à ne pas rire. Et ils m’empêchent de faire mon numéro. Oui, après tout, les gens auraient le droit de ne pas rire, d’être triste et de faire la gueule. De quel droit on décide qu’il faut qu’ils rigolent. Je vais changer de métier. Ça n’a pas d’avenir. Et on est trop nombreux de toute façon.

Milli est revenu. Je regarde l’horloge : 2 minutes. Il est élastique ou quoi ce soir, le temps ?

Ma première envie de scène, c’est dans la grange de la maison familiale, j’ai 5 ans peut-être. La salle est en deux parties, une plus élevé que l’autre. Je pense que le type qui l’a construit pour y entreposer le fourrage pour les bêtes n’imaginerait pas que cinquante ans plus tard, au même endroit, un gamin rêverait une scène et un public imaginaire pour lequel il ferait des représentations des plus réussies, et tout ça sans texte, ni mise en scène. Et puis, je revois mon premier rôle, à l’école maternelle, faire le clown en classe, faire rire les copains, faire rire les filles, faire rire Milli.

J’aimerais dire tout ça à ce Desproges qui me regarde l’air satisfait de me voir dans cette situation. J’aimerais le prendre par le col, et lui dire que je suis sûr qu’il a connu ça. Qu’il devrait arrêter de faire le malin à me regarder comme ça. Sinon, je le retourne et le punaise dos à la loge. J’aimerais lui dire les nuits entières à écrire des sketchs, à sécher devant la feuille blanche, les cours de théâtre, l’incompréhension de mes parents, l’arrivée à Paris depuis ma campagne, mes essais seul dans la grange comme dans le plus grand des théâtres parisien. J’aimerais lui dire tout ça. Je comprends qu’il l’a su mieux que quiconque.

1 minute. Desproges me fixe comme l’œil dans la tombe. Je finis par croire que l’âme de Desproges s’est retrouvée enfermée là, dans cette photo. Clic-Clac, c’est dans la boîte cher ami. Je pars à l’échafaud dans une minute. Je vais payer pour ne pas avoir écouter ce sage conseil d’un cousin très éloigné sûrement consanguin qui, avec hauteur et sans doute grâce à son expérience du milieu du spectacle me déclara entre fromage et dessert : «C’est pas un métier de toute façon ! Le show biz, c’est un truc pour drogué et homosexuel !».

30 secondes. Je réalise que Coluche et Le Luron m’observent aussi maintenant. Leurs photos en noir et blanc encadrent Desproges. La colère me prend. Il ne s’est donc rien passé depuis les années 80 dans ce théâtre pour être sous leur surveillance, à ces trois là?? Mon pouls s’est accéléré, mes mains sont moites. Je ne sais plus comment me tenir. J’aimerais aller dormir pour qu’on me laisse et qu’on m’oublie.

15 secondes. Milli dépose un baiser sur les lèvres et me pousse dans les bras de l’assistant plateau. Je cherche un soutien du regard, mais je pense que la directrice artistique qui m’a fait passer le casting est au fond de la salle et je n’aperçois que des ombres. Je me sens comme au tribunal. « Fais nous rire si tu veux que l’on te gracie ».

Métier de maso qu’être humoriste. C’est à moi et tout se bouscule dans ma tête, générique, lumière, je bondis sur la scène. Il fait chaud, applaudissements d’encouragements, les spots dans la gueule, je ne vois rien. C’est mon tour et je ne peux plus faire marche arrière.

Le stress s’en va avec la première phrase, le premier rire. Le soulagement. Je me souviens de mon texte et le public réagit. Allez, chauffe Marcel ! La scène est à toi, le public est à toi. Pour cinq minutes et pas une de plus. Je ne le lâcherai pas. Pour rien au monde, je ne laisserai ma place à quelqu’un d’autre… J’ai la sensation de re-vivre, d’avoir des ailes. Et au fond de ma tête, à ce moment là, j’entends un type qui de loin, très loin au fond de mon cerveau me lance dans un demi sourire que je devine: « Étonnant, non? ».

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon a été publiée dans Bordel Made in China en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

couverture Bordel Made in China – 2012

En temps normal, Brel, j’avais du mal. Alors Brel au réveil, un jour de pluie à Paris en plein mois de juillet par seize degrés, c’était au dessus de mes forces. Apparemment, il y en a un que ça ne dérangeait pas ce matin-là. Mon colocataire balançait la complainte du Belge à fond les ballons dans l’appartement. J’étais en train de rêver d’une superbe créature à la peau cuivrée, sorte de déesse aux yeux aussi clairs que le bleu du lagon. Elle m’invitait à la rejoindre sur une plage de bout du monde. Tout cela me semblait si réel que je pouvais même ressentir la chaleur du fin sable blanc sous la plante de mes pieds. Et en quelques secondes, un malotru vous transformait une île paradisiaque en plat pays pluvieux. J’ai entrouvert les yeux. Même le grand Jacques avait choisi de s’installer aux Marquises. Le type n’était pas fou. Ce matin, je vous le jure, il y avait des tartes qui se perdaient. Le réveil affichait en rouge, et dans un design très années quatre-vingt, un très beau sept heures. Pour un samedi c’était dur. Mais je n’ai rien dit. Mon voisin de chambrée avait une bonne raison de nous faire lever aux aurores. Je regrettais néanmoins qu’il ne soit pas vraiment porté sur Melody Gardot ou les Rolling Stones ces derniers temps. Par obligation, je me tirais hors du canapé-lit, les yeux bouffis et les cheveux en bataille. Je réajustais le plus élégamment possible mon caleçon et j’enfilais un tee-shirt qui traînait là.

Avec Camille, nous vivions depuis deux ans dans le quartier chinois, dans le treizième arrondissement. Nous étions les heureux locataires d’un trente mètres carrés avenue de Choisy. Trente mètres carrés à deux, c’était pas énorme. Mais ça faisait quand même quinze mètres carrés chacun. Se loger convenablement à la capitale n’était pas chose aisée. Avant de trouver la perle rare, nous avions visité toutes sortes de cages dont même les poules ne voudraient pas, des clapiers insalubres, le tout à un prix digne du budget de la NASA. Avec une vraie salle de bain, des WC dans l’appart et une cuisine qui n’était pas un ancien placard, nous considérions donc notre trouvaille comme confortable. Notre palais se situait au-dessus d’un restaurant asiatique «La Caravelle Saïgon». Et là, lecteur pointilleux, je sais ce que tu te dis. Ce nom-là ne sonne pas très chinois. Je te répondrai alors que le quartier chinois n’est pas très chinois non plus. C’est Pékin, Hanoï et Bangkok réunies entre deux avenues. Dans ce quartier, les restaurants japonais sont tenus par des Coréens. Tous les déracinés de l’Asie se sont donné rendez-vous ici. L’instinct grégaire est aussi humain. Et ils avaient créé ici un souvenir de là-bas. Ce n’était plus la Seine qui coulait sur les rives du treizième mais bien le Yang Tsé Kiang. Et il en était de même dans tous les Chinatown du monde.

«Caravelle Saïgon», faut dire que ça sonnait chic, même si ça n’avait pas pesé bien lourd dans le choix de l’appartement. J’aimais le côté exotique que cela donnait à notre adresse. Rien qu’en le prononçant ça respirait l’Indochine et les fumeries d’opium. C’était OSS 117 et la IVe République dans vos assiettes. Rien qu’à la lecture de l’enseigne bleue et blanche, je pouvais presque apercevoir les rizières et la brume s’accrochant dans les vertes montagnes. Si Michel Sardou avait chanté l’Asie, il aurait écrit «Caravelle Saïgon ». De fait, nous avions rebaptisé notre appartement du nom de l’établissement sus-cité. Et je dois vous faire un aveu: nous n’y avons jamais pris un repas. D’autre part, nous n’avions pas poussé le vice à faire une déco type restaurant asiatique. Nous avions des limites. Et puis les odeurs de soupe qui remontaient nous mettaient déjà dans l’ambiance. J’avais quand même, un jour de folie sûrement, acheté un énorme Maneki Neko d’un mètre qui trônait désormais dans l’entrée. Vous savez, ces gros chats de porcelaine qui sont censés vous porter chance.

Comme nos voisins de quartier, nous étions loin de notre terre d’origine. Nous avions quitté notre bord de mer. Nous avions fait un bras d’honneur à nos chères études et nous avions réussi à convaincre nos parents de nous financer l’expédition. Nous étions bien décidés à conquérir Paris comme le disait la chanson. Nous allions bientôt découvrir que nous n’étions pas les seuls et que les bonnes places étaient rares. Comme nos voisins, nous avions choisi de vivre entre «exilés» pour rendre plus doux l’éloignement et se sentir chez nous.

Mais revenons à notre frais samedi matin de juillet. Mon coloc, Camille, était donc attablé à la cuisine, le nez plongé dans son bol de café. Une cigarette mourait à petit feu dans le cendrier. Il arborait son tee-shirt des bons jours «I love rien, je suis parisien». Entre deux gorgés de caféine, il fixait les carreaux. Je lui avais demandé de nettoyer ces derniers, il y avait de cela un mois peut-être. J’espérais un instant qu’il se décide à les frotter énergiquement, en cadeau d’adieu. Le principe qui gouvernait notre colocation était le suivant: il salit, je nettoie. J’avais beau faire, rien ne venait perturber cette tradition. Cette devise aurait pu être au fronton de notre porte d’entrée.

J’ai demandé à l’ami Ricoré de me servir un café et me suis enquis de son état moral, rapport à Brel, ce à quoi il m’a répondu «Mouais, ça va». J’étais moyennement convaincu par son explication. Il avait la tête des mauvais jours. Quand nous avons débuté notre aventure, nous nous étions promis que nous ne rentrerions qu’avec le succès en poche. L’échec de nos projets était interdit. Mais son départ ce matin me laissait un goût plus amer que celui du café. Certes, c’était son choix, mais je le vivais avec lui. Nous n’avions pas connu la gloire espérée. Lui avait tenté l’aventure cinématographique, les castings, les lectures de scénarios, les pièces de théâtre. Il espérait trouver un réalisateur qui magnifierait son talent. Il se voyait en nouveau Dewaere. Au bout de deux ans, il avait finalement atterri chez H&M comme vendeur. Quant à moi ce n’était guère plus reluisant. J’ambitionnais de devenir grand journaliste. Je me rêvais prix Pulitzer, dénonçant les horreurs de notre société, pointant de ma plume les injustices de notre monde. Et c’est l’enseigne à la double arche dorée qui m’avait ouvert grand les bras. Il fallait bien manger, et je ne pouvais ni compter sur un apprenti comédien, ni sur le bon cœur des directeurs de rédaction pour nous financer. On pouvait dire qu’ils étaient mignons les deux Rastignac qui voulaient prendre Paris à bras-le-corps.

Sur notre relation, je pense pouvoir dire que Camille et moi, on s’adorait et on ne se supportait plus. Ma frustration était le miroir de la sienne. Nous vivions depuis trop longtemps dans cette promiscuité, digne d’un campement militaire, sans aucune échappatoire, ni pour l’un, ni pour l’autre. Mais ça nous avait permis de tenir dans le rythme effréné de la ville.

Et maintenant, ce salopard s’apprêtait à quitter la carlingue de notre caravelle. Je perdais mon copilote. Il avait craqué. Fuck Paris, fuck le cinéma avait-il balancé vers quatre heures du matin, une semaine auparavant, l’haleine chargée de whisky coca. La conséquence directe de ses paroles courtes mais lourdes de sens étaient les suivantes : ses sacs et ses cartons s’étaient empilés depuis la veille au soir dans les quelques espaces vides de l’appartement.

Une fois que lui et ses paquets ne seraient plus là, je n’aurais plus personne sur qui râler, ni m’épancher. Plus personne pour partager des fous rires. Je ne pourrai plus être le soutien nécessaire dont il pouvait avoir besoin et inversement. Plus personne pour disserter sur le décolleté d’une cliente ou de cette inconnue callipyge croisée dans le métro. Je serai seul pour boire mes bières et manger mes pizzas. Je ne pourrai plus lui en vouloir de sauter ses conquêtes dans mon lit dès que je m’absentais. Je n’écouterai plus ses craintes de l’avenir. Il n’écouterait plus les miennes. Il avait le mal du pays ce con. Et moi, il pensait que je ne l’avais pas peut-être ?

Un pote allait arriver avec une camionnette pour charger la cargaison direction le sud. Et nous l’attendions silencieusement. Aucun de nous deux ne savait trop quoi dire. Et à vrai dire ça valait mieux. J’ai coupé la chique à Brel pour mettre la radio. Amy Winehouse prit alors le relais… Décidément, dans notre monde moderne, les morts ne nous laissaient jamais en paix. Camille m’a demandé ce que j’allais faire aujourd’hui. C’était la première fois qu’il me posait la question depuis six mois. J’ai caché ma surprise tant bien que mal. J’ai avalé une gorgée de café. «Je vais t’aider à charger ta charrette, enfoiré», ai-je lâché. Il a souri. Je me suis marré. Cela faisait longtemps que ce n’était pas arrivé.

Mais je n’avais pas vraiment de réponse quant au fond de sa question. Qu’est-ce que j’allais faire une fois qu’il se serait envolé ? On se connaissait depuis toujours. Nous avions usé nos jeans sur les bancs de la fac. Et puis deux ans de vie commune, ça crée des liens. Je n’avais pas de secret pour lui. Je lisais en lui comme un livre ouvert. Et il m’était inutile d’essayer de lui cacher quelque chose. Ce n’était plus un pote, c’était un double. Nous étions des partenaires, des frères. J’étais Roger Murtaugh, il était Martin Riggs. Si un des membres du duo disparaissait, il n’y aurait plus d’«Arme Fatale». Notre colocation, notre amitié, c’était pareil.

J’ai rappuyé sur le bouton de la chaîne hi-fi. David Bowie a pris le relais. Sa voix suave rendait tout à coup la pluie plus sexy, l’ambiance plus légère. Et «China Girl » était ce que j’avais trouvé de plus local. Sous l’Union Jack, les années quatre-vingt se voulaient joyeuses et postcolonialistes. Même si à l’époque de cette chanson, Hong Kong était toujours sous les jupes de la reine d’Angleterre. Venant de la place d’Italie, la camionnette, blanche et un peu cabossée, est finalement arrivée en bas de l’immeuble. Je l’ai regardé se garer avec un pincement au cœur. Ça fusait dans ma tête. Je n’étais pas sûr d’avoir trouvé ce que j’étais venu chercher, c’est à dire la gloire et les paillettes. Je n’avais récolté que du gras de burger et un compte en banque aussi rouge que le logo de mon employeur. Alors se posait la question: et si je partais moi aussi ? Si je laissais tout derrière moi ? Après tout que se passerait-il de grave? Camille avait trouvé la force de dire stop. Est-ce que je pouvais le faire moi aussi ? Malheureusement, je suis courageux mais pas téméraire. Je ne ferai pas partie de ce voyage-là.

Le ballet entre le troisième étage et la rue commençait. Des cartons de livres, des sacs de fringues et beaucoup de souvenirs immaté- riels s’entassaient à l’arrière. Quand nous nous sommes installés, notre premier meuble était un carton. C’était notre table de nuit, notre table pour manger, un bureau improvisé. Deux matelas nous servaient de canapés, de lits. Ni télé, ni radio pour nous accompagner mais un ordinateur quand même. Entre deux chargements, nous nous sommes mis à évoquer des souvenirs, des aventures de ses deux ans passés. Je l’avais initié à l’art du repassage, il m’avait fait découvrir le rap US et les Simpsons. C’est marrant comme, quand on arrive à la fin d’une histoire, ce sont les bons moments qui reviennent. J’avais l’impression gênante que mon ex-femme se faisait la malle en présence de son avocat. Un divorce sans haine, ni garde d’enfants. Un CDD qui prenait fin. Je n’osais pas demander à Camille ce qu’il retiendrait vraiment de ces deux années. Se sentait-il plus léger maintenant qu’il s’était débarrassé de ses illusions, de ses rêves trop encombrants ? Et en avait-il de nouveaux ? Moi-même je n’étais pas sûr de m’être libéré des miens. Il me semblait qu’il me faudrait creuser plus loin encore.

Les amis font partie des piliers de l’homme. Toujours là quand les nanas font leurs valises. Toujours là pour les vacances et les conneries, pour les coups durs et les lendemains qui chantent. Mais quand ce sont eux qui s’en vont, que se passe-t-il ? Il allait me falloir trouver quelqu’un d’autre qui viderait mes gels douches, et laisserait la cafetière déborder le matin.

J’ai descendu le dernier carton. Camille a fermé les portières. Il a quand même jeté un œil à la fenêtre du troisième étage. Il y avait fumé tellement de clopes, à cette fenêtre. J’aurais payé cher pour être dans sa tête à ce moment-là. Ça y est, on y était. La voiture chargée, l’heure de l’au revoir arrivait. On s’est pris dans les bras, se promettant de se donner des nouvelles, et autres banalités d’usage que l’on sort dans ces cas-là. Nous savions que nous ne le ferions pas. Pas tout de suite en tout cas. Trop de temps passé ensemble, nous avions besoin de respirer. Il est monté dans la voiture. Je lui ai lancé un bonne route et j’ai regardé mon ami disparaître en bas de l’avenue de Choisy, direction la nationale 7, me laissant seul dans mes chinoiseries. Il était midi à ma montre. C’est fou comme les choses se défont vite. Notre épopée de la «Caravelle Saigon» venait de prendre fin. Un nouveau défi m’attendait, à une unique condition: serais-je capable de refaire décoller l’avion tout seul ?

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

Bons baisers du Japon

Bons baisers du Japon

Bons baisers du Japon a été publiée dans Bordel Japon en 2011 chez Stéphane Million éditeur.

Photo : Mont Fuji par Brücke-Osteuropa – Wikicommons

Janvier n’en finit pas. Le froid de Paris me mord le moindre centimètre carré de chair qui lui est offert, et la pluie fine me glace les os, malgré ma dernière doudoune à la mode. Je rentre chez moi, et il fait déjà nuit. Cette nuit qui ce matin m’a accompagné vers le bureau. J’accumule la fatigue et les heures sans sommeil. Dans le métro, chaque sonnerie annonçant la fermeture des portes de la rame me rapproche un peu plus de la maison. Un simple coup d’œil autour de moi et je vois la même lassitude dans le regard de mes contemporains. Seuls quelques touristes, fraîchement débarqués à la station Montparnasse, se marrent comme des baleines avec leurs sacs et leurs appareils photos. Leur joie d’être là m’agace et me touche à la fois. Moi aussi, la première fois que j’ai pris le métro parisien, j’avais le sourire. Je ne leur donne pas six heures avant d’être frappé du syndrome de Paris. Quant à moi, ma dernière ambition de la journée est de rentrer et de fermer la porte, être au calme avec ma télé et mon plateau-repas. Comme tous les autres zombies autour de moi.

C’est avec un soupir de satisfaction que je passe la porte d’entrée de l’immeuble, véritable sas de décompression avec le monde extérieur et premier élément réconfortant après une heure de trajet en transport en commun. Je passe mécaniquement devant l’alignement de boîtes aux lettres, preuve que d’autres individus partagent avec moi une vie en ces murs. J’ai pour habitude de jeter un œil à la mienne, et de ne l’ouvrir uniquement que si j’y aperçois une enveloppe, ou des prospectus. Mon courrier est rare. L’e-mail a remplacé le papier et je ne reçois que quelques factures, des publicités d’artisans et autres sorciers vaudous. Rien d’intéressant si ce n’est des promesses de vie meilleure et des échéances financières.

Ce soir, pourtant, ma boîte aux lettres laisse entrevoir un courrier de taille inhabituelle. J’ouvre et récupère la missive sans y jeter un œil, trop pressé que je suis de rentrer au chaud. Maneki m’attend. Assis devant la porte avec l’œil interrogateur, il miaule une fois, me faisant part ainsi de son mécontentement de me voir encore rentrer après l’heure syndicale pour sa gamelle. Je m’excuse plate-ment, caressant sa tête qu’il dégage aussitôt pour filer en direction de la cuisine. Je jette mes affaires sur le canapé, et je file nourrir le fauve blanc, qui miaule de plus belle, se frottant contre mes jambes pour me faire accélérer le mouvement. Une fois servi, il ne s’intéresse plus à moi, m’autorisant alors à vaquer à mes occupations du soir. Je m’en vais sous la douche oubliant le courrier et le reste de mes affaires sur le canapé. Au milieu des vapeurs d’eau chaude, je tente d’oublier les contrariétés de mon quotidien.

Emmitouflé dans mon peignoir, je me poste à la baie vitrée, pour observer le monde extérieur. J’allume une cigarette. J’allume ma télé. Dernier point, je démarre aussi l’ordinateur. Comme si l’appartement se métamorphosait en vaisseau spatial. Comme s’il ne pouvait pas prendre vie sans tous ces artifices et ses écrans de contrôle. Maneki, mon seul compagnon à bord, s’installe dans le canapé et commence sa toilette du soir, consciencieusement. Je visite mon frigo désespérément rempli de n’importe quoi. Il me faut puiser dans mes dernières ressources de créativité pour lancer un dîner correct, sans avoir à piquer les croquettes du chat. J’écoute mes messages de répondeur tout en dînant, le téléphone au creux de l’épaule, et l’œil rivé sur la télé. Le dîner est avalé en quelques coups de fourchette. J’abandonne mon assiette sur un coin de la table basse et je reporte l’heure du dessert à plus tard.

J’aperçois ce que j’identifie maintenant comme une carte postale. Elles sont rares celles qui atterrissent dans ma boîte aux lettres. Non pas que les gens ne voyagent plus, mais plutôt qu’ils donnent tous de leurs nouvelles sur internet, via leurs blogs ou leurs sites. Alors qui m’envoie cette carte postale ? Mon cœur bat la chamade au moment de la déchiffrer. Elle est assez rigide et le papier est jauni artificiellement pour lui donner un côté authentique. Elle représente une estampe japonaise, où le Fujiyama se détache, rouge sang, contrastant avec l’hiver qui fige Paris. Je devine, sans l’avoir lu, l’identité de l’auteur.

Je regarde l’estampe comme si je cherchais quelqu’un dans le décor. Quelqu’un que j’attends et je fuis à la fois. Je sais que je ne veux pas la retourner mais qu’il faudra le faire, ne serait-ce que pour savoir si j’ai vu juste. J’en veux aux postiers de France et du Japon de l’avoir apportée jusqu’ici. Je souhaiterais ne jamais en avoir eu connaissance. Qu’elle se perde au milieu de la Russie. Mais elle est là, attendant d’être lue. Maneki me regarde. « Mon vieux, tu ne devineras jamais qui nous écrit ». Le chat baille à s’en décrocher la mâchoire. « Tu as raison Maneki, on s’en fout ».

Le Japon… à cet instant, le pays du soleil levant rouvre une blessure qui se refuse à cicatriser. Le Japon, pour moi, c’est Juliette. Juliette n’est pas japonaise. Juliette est blonde aux yeux bleus. Et si le Japon est entré dans ma vie sans que je m’en rende compte, c’était à cause de Juliette. Notre histoire est née sous le signe Nippon. La raison en est toute bête. C’est en bas de chez moi, dans un petit restaurant japonais, tenu sûrement par un coréen, que j’étais tombé amoureux d’elle. Je me souviens de ce soir-là. J’étais passé prendre de quoi dîner en rentrant du boulot. Elle attendait sa commande au comptoir: début de l’histoire, une histoire à emporter.

Juliette aimait les sushis, la bière Asahi, la maison de la culture du japon et la cérémonie du thé, les films de Kitano, et les fringues japonaises. Elle voulait visiter Tokyo. Et l’Australie aussi. Mais surtout Tokyo. Juliette n’était pas japonaise. Elle n’était jamais allée au Japon, mais elle en rêvait. Tout ce qui venait de là-bas avait à ses yeux une qualité particulière, là où je ne voyais qu’un snobisme citadin, une volonté d’exotisme et de voyage sans jamais quitter son chez soi. Je croyais à une lubie féminine, une mode où toute Française qui se respecte doit aimer le Japon. Le label japonais, c’était la distinction et la légèreté, la délicatesse des fleurs d’un cerisier ou la finesse d’un kimono. Une promesse d’ailleurs, comme dans les catalogues de voyages. Elle se voyait peut-être en Uma Thurman dans Kill Bill, quand elle partait à son cours de judo. Le Japon sonnait dans sa voix comme une aventure palpitante. Jules Gassot, dans son Manuel de savoir vivre à l’usage des jeunes filles, a sûrement raison: le Japon est peut-être l’un des accessoires indispensables de l’imaginaire féminin moderne. Même si dans la majorité des cas, il se limite à manger des sushis.

Je me souviens des dimanches matins où Juliette débarrassait le petit-déjeuner, et s’installait contre moi, avec mon atlas à la main. « On ira », avais-je promis. Sans savoir. Sans dire quand. Et j’apprendrais à mes dépens qu’il ne fallait pas faire de promesse à Juliette, ou alors il fallait être en mesure de réaliser rapidement. La déception chez elle ne laissait pas de place à une seconde chance. Elle avait une théorie sur le couple qui se basait sur la passion et l’inattendu. Il fallait entretenir la flamme chaque jour un peu plus fort, et combattre la routine comme un ennemi mortel. Un combat que je pensais vain.

Quant à moi, le Japon, c’était le Game Boy de mon enfance et le walkman de monsieur Sony, c’était la moto du voisin ou la chaîne hi-fi de mon père. Le Japon, c’était les dessins animés. San Go Ku, Goldorak et les pornos pervers. Je voyais le Japon comme un monde imaginaire et technologique, un peu déjanté sur les bords. Tout ce que cette carte postale, qui se trouve maintenant dans mes mains, n’est pas avec son côté ancien, si traditionnel. Elle m’est envoyée d’un pays qui sort un nouveau téléphone portable tous les trois jours, d’un pays qui a créé les premiers robots. Et pourtant cette carte vient du passé, de mon passé.

Maneki vient se lover contre moi. Il est tout ce qui me reste de Juliette. La seule chose dont je n’ai pas pu me débarrasser. Après tout, il n’y était pour rien. Il a hérité de ce nom à cause de cet amour immodéré de Juliette pour le Japon. Et pourtant lui non plus n’est pas japonais. Mais Juliette avait décidé: ce serait Maneki, comme les chats porte-bonheur qu’on trouve à l’entrée des magasins ou des restaurants asiatiques. À l’époque, nous coulions ce qui me semblait être des jours heureux, rythmé entre travail, weekend à la campagne, soirées entre amis et siestes crapuleuses. Elle me rassurait par sa simple présence, demain me semblait plus facile. J’espérais ces moments éternels. Néanmoins, il m’avait fallu du temps pour laisser aller mes sentiments vis-à-vis d’elle, et faire tomber ma carapace. Notre histoire dura deux ans, sans cris, sans conflits. Et puis je suis rentré un soir, et j’ai trouvé l’appartement vidé de moitié. Elle était partie aussi vite qu’elle était entrée dans ma vie. En souvenir de cette union, elle ne m’avait laissé quelques cheveux au fond du lavabo et une terrible sensation de solitude. Je ne comprenais alorsni son départ, ni ses attentes. Elle m’avait mis devant le fait accompli. Notre histoire s’arrêtait là. Je n’avais probablement pas su l’écouter, ou pas voulu, tout simplement. Comme dans les films romantiques, elle avait voulu rajouter une touche de mélodrame et avait accroché au collier de la pauvre bête un message: « Il te portera bonheur. Désolé. J. ». Et Maneki avait passé le reste de la journée à essayer de se débarrasser de ce bout de papier. Je n’ai donc pu garder que Maneki.

J’allume une nouvelle cigarette. Après son départ, je ne voulais pas entendre parler du Japon, encore moins de Juliette. Un an et demi s’était écoulé et cette colère sourde en moi ne s’était jamais vraiment éteinte. Je lui en voulais d’être partie. Plusieurs fois, elle avait tenté d’expliquer son geste dans des lettres. Et ses raisons ne tenaient pas debout. Elles étaient irrecevables à mes yeux. Mais c’était son choix, et je n’allais pas aller contre sa volonté. Et même si j’avais voulu, je n’aurais rien pu sauver. Je brûlais toute sa correspondance au fond d’un saladier. Et dans une dernière mesquinerie, pour la punir de m’avoir laissé, je lui répondais par mon silence le plus absolu.

Et voilà, Juliette est à nouveau de retour dans ma vie, derrière cette carte, cachée dans le paysage du Fujiyama. Comme une tache d’encre indélébile dans mon esprit. L’odeur de son parfum m’envahit, et des images remontent à la surface, des sensations douces et agréables. Son rire emplit ma tête. Et le fantôme de Juliette traverse l’appartement, sa serviette de bain nouée au-dessus de sa poitrine, ses cheveux en chignon, laissant flotter derrière elle l’odeur de son gel douche si chimiquement délicieux, parfum noix de coco. Me rappelant au présent, Maneki tape avec sa patte sur la carte, comme pour me demander de la lire. Il est inutile de repousser encore un peu plus loin l’échéance.

Je retourne la carte, prêt à affronter cette lecture difficile. Comme dans les mangas, le marteau de 1000 tonnes me tombe dessus par surprise. Mes yeux parcourent chaque ligne, et je me sens de plus en plus bête au fur et mesure. Au fond de mon cœur, j’espérais toujours un signe d’elle. Je me sens stupide. Arrivé à la fin de la carte, je souris. Je me lève et me dirige vers la cuisine. J’accroche la carte au frigo, effleurant du doigt le Fujiyama. Leur budget publicité doit être conséquent pour se payer de si belles cartes postales. Je me promets, ne serait-ce que pour le trouble que m’a procuré cette carte, d’aller dîner un soir dans ce restaurant qui vient d’ouvrir dans le quartier. Cette non-aventure m’a fait ouvrir les yeux sur les histoires d’amour. Quand elles ne sont plus, il faut savoir tourner la page.

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

 

Riviera Dream

Riviera Dream

Riviera Dream a été publiée dans Le Grand Bordel de Cannes ! en 2010, chez Stéphane Million éditeur

Photo : Cannes pendant le Festival en 2009, de Piergiorgio Mariniello  – Wikicommons

C’est entre le cours d’Histoire-Géo et celui de Physique que nous avons eu l’idée. Deux heures à tuer au soleil. Inutile de vous dire que la perspective de réviser nos cours pendant ces heures libres ne nous a même pas effleurés l’esprit. Histoire d’agrémenter cette petite pause, nous avons fait une descente à la supérette pour faire le plein de coca et de chips. Nous sommes revenus dans la cour du lycée. Nous avons déplacé un banc pour l’installer face à la mer. Nous sommes vendredi après-midi, dans la cour du lycée Amiral de Grasse, avec un des plus beaux panoramas de la ville. Ma bande de pote et moi, on en glande pas une. On grille quelques clopes, on dit des conneries, on rigole. On a dix-huit ans et nous occultons demain parce que demain pue la galère.

La Terminale est notre dernière année au bahut. On l’espère en tout cas. Aucun d’entre nous n’a envie de traîner un an de plus ici. On est au mois de mai et les profs nous bassinent sur le thème de « c’est maintenant qu’il faut mettre un coup de collier » ou encore « c’est votre avenir que vous préparez ici ». Entre eux et mes parents, l’avenir, je l’entends en stéréo. Et alors que je suis le premier à vouloir partir et prendre un peu d’indépendance, je n’ai qu’une envie : ne rien foutre. L’avenir se conjugue au négatif quand on allume la télé et le discours des profs n’a rien d’aguichant. On nous encourage à nous battre pour notre réussite. Nous profitons de notre petit cocon. Nous avons des rêves et aucune énergie pour les mettre en pratique. Alors, on est là, à prendre le soleil, face à la mer. C’est le paradoxal système.

Quand nos regards se posent sur l’horizon, nous pouvons voir les toits des maisons, les cyprès et les pins parasols. Là-bas sur la droite, le Tanneron puis Mandelieu et Cannes en allant vers la gauche. Et dire qu’on veut nous faire bosser dans un cadre pareil… Pourtant, on la maudit cette putain de ville. Le lieu de rencontre, c’est le « Provençal » avec sa déco jaunie, ses tables de billards usées et son baby-foot. Et le soir, c’est le « Manneken Pis ». Le seul pub d’ouvert. Le seul pub de Grasse à l’époque.

C’est pour ça que l’idée m’a paru assez dingue sur le coup. On est veille de week-end. Pas un seul de nos parents n’avait eu la bonne idée de se barrer pour la soirée, laissant ainsi libre une des maisons. Jeunes feignants que nous sommes, nous avons envisagé les seules possibilités de sorties dans un environnement proche.

C’est l’arrivée de Bob qui nous a sortis de nos pensées. Il ne s’appelle pas vraiment Bob, mais vu le nombre de joint qu’il s’enquille, on l’a rebaptisé ainsi en hommage à cet autre grand consommateur, Bob Marley. Il a le sourire des grands jours et l’œil étonnamment vif. On a vite compris pourquoi. Il a obtenu le visa pour la liberté, le petit papier rose et la voiture qui va avec. On a compris tout de suite ce que ça voulait dire pour nous : on pouvait enfin mettre les voiles. Bob a proposé de fêter ça, le soir même, au Festival de Cannes.

Le Festival ? Une première pour moi qui ai poussé mon premier cri dans cette ville. Ça vous étonne probablement mais Cannes n’est pas à proprement parler pour moi le paradis. Tout y est cher et on passe sa vie à se faire mater pour savoir dans quelle catégorie on peut nous ranger. C’est pas Sin City, c’est « M’as-tu-vu Land » et si t’as pas le look branchouille, passe ton chemin. Et en période de Festival, ça doit être pire. Je dis « ça doit » parce que j’y suis jamais descendu et que je suis un mec plein d’a priori, mais je ne suis pas le seul. Les gens du coin, ça les gave très vite les bouchons et les Parisiens qui se croient chez eux. Les Américains, les Italiens, les Russes, les Saoudiens, tout ça, on a l’habitude parce qu’ils sont là de février à octobre et qu’ils sont moins nombreux. Et sûrement plus sympa aussi. Les gens du coin ne vont pas Cannes et les Cannois se barrent ou restent tranquillement chez eux en attendant que ça se calme. Cannes en mai, c’est tellement le bordel que ça nous donne un avant-goût des vacances d’été.

On va donc descendre à Cannes, bravant la superficielle tempête du FIF, le Festival International du Film. Pour les sous-titres, quand un mec, Ray-Ban sur la tête, vous dit : « Nan, pas le temps, j’ai le FIF en ce moment », c’est qu’en fait, il va traîner sur la Croisette en espérant croiser un producteur qui va faire de lui une star. Et il finira finalement au bar Caliente, entouré de bimbos à qui il dira qu’il connaît très bien Stallone, tout ça parce qu’il a cru l’apercevoir au bar du Carlton. Bref. J’ai dix-huit ans et je vais me faire une virée avec ma bande dans ce qu’on déteste le plus, et ça nous excite. Et peut-être, on est encore plus excité de savoir qu’à partir de maintenant, « Papa-maman, tu peux m’emmener ? » ça se dira « Bob ».

Bob a hérité d’une Ford Escort blanche toute carrée avec aileron sport à l’arrière, toit ouvrant et pneus à la limite du réglementaire. Attention pas du tuning façon « King of road », mais juste de quoi écouter un peu de musique, avec ballon et boule de pétanque dans le coffre pour les descentes à la plage en fin de journée. Un carrosse pour nous. On y rentre à cinq à l’aise. Et on sait ce à quoi Bob pense quand il regarde sa caisse : les nanas. Et ça nous rend un peu jaloux. Parce que c’est pas avec tes jambes que tu vas les faire rêver nos voisines de vestiaires. Pour emballer, faut offrir le truc en plus : scooter, bagnole, ciné, Mc Do et boîte de nuit… Elles appellent ça la maturité. J’en pinçais grave pour l’une d’entre elles, Lola, mais cette dernière a le mauvais goût de sortir avec un blaireau de vingt-cinq ans qui la trimballe dans une caisse inté- rieur cuir. Le rendez-vous fut donné chez moi pour dix-huit heures. Il faut sortir le grand jeu pour l’événement. Je mets la musique et commence à étudier le placard pour savoir quelle tenue sera la plus appropriée. J’opte pour une veste de costume, héritage d’une céré- monie de mariage l’été précédent, chemise blanche, jeans et chaussures en cuir. Puis je monte à la salle de bain. Tout doit être nickel, de la coupe de cheveux à la dose de parfum en passant par le choix de la montre et de la ceinture.

J’ai la mauvaise idée de me raser, résultat, je pisse le sang de partout. Je passe un moment dans la salle de bain à essayer de nettoyer tout ça, et à faire disparaître ce vilain bouton bien dégueu. Il fallait qu’il débarque aujourd’hui sur ma gueule celui-là. J’arrange chaque mèche. Putain, la classe. Je sors de la salle de bain, mon père me croise et éclate de rire. « Ben quoi qu’est-ce qu’il y a ? Non, non rien, tu es très chic ». Il se fout de moi, je crois bien. J’entends la voix de ma mère en bas des escaliers de la maison. Mes potes arrivent. Un dernier coup d’œil dans la glace. Je crois que c’est bon, j’ai jamais été aussi bien. Je flippe un peu quand même de ce qui pourrait se passer ce soir. Je suis pas à l’aise avec les sauts dans l’inconnu.

Je descends. La voiture est garée devant la maison prête à partir et tous mes potes sont là. « Putain, tu t’es fait beau ! ». Ben ouais les gars, on descend à Cannes quand même. « Allez, en voiture les frimeurs » me balance ma mère, et « soyez prudent ». Ouais c’est ça. Bonne soirée. On est parti, ça y est. La sono de la bagnole crache ce qu’il faut : Cypress Hill et Wu Tang Clan à fond dans les haut-parleurs. Les gens qu’on croise pourraient même se demander si on n’avance pas juste grâce au souffle de la musique. On en jette. On le croit. On file à fond de cinquième sur la voie rapide direction la mer. C’est l’euphorie dans la bagnole ; ça crame des clopes, fenêtres ouvertes et toit ouvrant. La voie de gauche est à nous. Bob roule plutôt bien pour un mec qui vient d’avoir son permis. MouansSartoux, Mougins, on laisse tout ça derrière nous : les parents, le lycée et qu’est-ce que tu vas faire plus tard. J’en sais rien de ce que je vais faire plus tard, je veux faire du pognon, je veux être avocat d’affaire et séduire Lola, qu’elle se débarrasse de son mec et de sa bagnole toute pourrie. Je fais des rêves en grand sur écran géant.

On descend boulevard Carnot, enfilade de feu rouge, des bagnoles partout et on diffuse du rap US à tous ceux qui ont le malheur de passer à côté de nous. Chacun jette un regard façon John Mc Lane dans les Die Hard à nos voisins de bouchons. Et on fume comme Pacino dans Heat. On se fait notre cinéma. La descente de Carnot prend des plombes mais on finit par arriver au parking de la gare. Ça y est, on y est. On approche de la rue d’Antibes, on est plus très loin du but. On le sait parce que ça grouille de bimbos, de flambeurs, de mecs badgés, de vieilles peaux habillées comme des gamines de seize ans et des clones d’employés de la Croisière s’amuse, de vieux beaux en cabriolets. On file vers la Croisette et ses palmiers…

Des grandes affiches de films, qui vont sortir ou qui aimeraient bien, s’étalent sur les hôtels, des flics partout, des top model ici et là, des vitrines de luxes. Les Porsche, les Lamborghini, les Hummer, les Ferrari s’alignent entre deux limousines officielles. La plage de la Croisette n’est qu’une longue bande blanche de tentes pour les soirées auxquelles on aura pas accès, tout juste si on peut approcher le plateau de Canal +. Tout le monde se bouscule pour être dans l’axe de la caméra. être vu pour exister. Pour l’instant, on en prend pleins les yeux.

Il va falloir d’abord déguster la note du bar pour comprendre que les mecs qui viennent au Festival ne jouent pas dans la même cour, que si tu veux rentrer en soirée t’as a intérêt à avoir le bon badge autour du cou, et qu’il faut apprécier d’être coincer contre des barrières en fer pendant des heures pour espérer apercevoir une semivedette. Parce que les vraies stars crèchent à l’Eden Roc et sont protégées. Tout le monde se colle aux vitres des limousines pour apercevoir une ombre. On comprend très vite le truc, et on crie des noms de stars au hasard. Tout le monde rapplique pour rien en « shootant » le moindre gars en costard en criant : « c’est qui ? ».

C’est le crépuscule et ils sont tous autour du bunker à attendre le messie. La montée des marches, celle des escabeaux avec antivol pour être au-dessus de la mêlée et se rapprocher du ciel. Je commence à trouver ça agaçant. Ils m’énervent tous ces fanatiques. La nuit tombe et on essaie de rentrer en boîte. « Ah non, les gars, n’entrent que les couples, désolé… » Connard. Si t’aimes les séances d’humiliations tu peux attendre à regarder les autres rentrer. Moi, désolé les gars, je me casse. On marche le long de la Croisette et sous les tentes en-dessous, ça mange des petits fours en rigolant, en buvant du champagne, et on les regarde. Là Machin Almodovar qui se gave de petits fours et là c’est qui déjà cette nana ? Trop bonne, je crois que c’est celle qui fait la météo. En fait, ici, c’est le zoo. Ça me dégoûte.

On voulait voir des stars de près. On a pas été déçu. Jean Claude Van Damme qui passe avec une playmate à son bras. Il salue les gens genre je suis trop connu. En fait, il se fait traiter d’enculé par deux jeunes qui passaient par là, un « elle est trop bonne ta meuf » fuse dans la foule, et l’autre débile sourit en secouant la main, avant de rentrer dans un hôtel gardé par des cerbères à oreillettes.

Je me sens de moins en moins à ma place. Je pense à Lola. Au dernier étage du Noga Hilton, ça fait la fête. Les miettes, laissez, c’est pour nous. On saura juste que le dj est un gros naze qui enchaîne des trucs à la mode, et qu’ils n’avaient que des lumières mauves pour mettre l’ambiance. On est un peu aigri. J’allume ma cigarette pour me donner un peu de contenance, façon Eastwood, et on part se payer un Mc Do.

Ça défile devant le Jimmy’z mais pareil, ça nous concerne pas. On a dix-huit ans et on flatte l’ego d’une brochette de gens qu’on connaît même pas. On n’existe pas. En fait ici, c’est les quinze jours de congés payés du cinéma. On est jaloux de ne pas pouvoir faire comme eux mais on ne veut pas se l’avouer. La sortie tourne en séance de gestion de la frustration.

Roulage de joint sur la Croisette, il est trois heures du mat et c’est probablement notre soirée la plus pourrie. Il y a plein d’étoiles dans le ciel, en tout cas bien plus que dans cette ville. On s’est trouvé un coin tranquille, avec un bout de sable et personne ne dit rien. Venir ici en pensant qu’on était des grands, et repartir en se sentant inexistant. « On les emmerde » semble dire le regard de Bob. Ma veste est toute froissée et j’ai mal aux pieds. Le joint tourne et on écoute le bruit des vagues. Il n’y a presque plus personne là où on se trouve. Un peu plus loin sur la plage, il y a une fête. Le joint tourne, et on ne parle plus. En fait, on aimerait bien vivre la vie de ces gens-là, pas les regarder vivre. Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous, après tout ? On repense à Van Damme et on éclate de rire. En fait, on a bien de fait de venir. Sinon, on aurait pu penser toute notre vie que le Festival de Cannes est un truc génial où l’on côtoie des vedettes. En fait, de vedette, on a vu une miss météo, et puis… en fait, rien. Au loin, une fête sur un bateau, ça crie, ça rigole. On regarde ça en silence.

J’ai dix-huit ans et je ne sais pas ce que je veux faire plus tard ni où je vais. Les lumières de la ville ont laissé place aux ombres sur la route du retour. Je pense à Lola. Je suis un passager dans la nuit et j’espère que l’aube ne tardera pas trop.

Gaudéric Grauby-Vermeil

 

 

L’hôtel de sable

L’hôtel de sable

L’hôtel de Sable a été publiée dans Bordel – Rat Pack en 2009 chez Stéphane Million éditeur.

Photo du Rat Pack sur scène au Sands Hotel de Las  Vegas pour le tournage de « Ocean’s 11 ». De gauche à droite : Peter Lawford, Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis, Jr., Jack Entratter and Joey Bishop.

Par Dell Publishing — page 17 Modern Screen May 1960, Domaine public.

 

Je ne sais pas combien de temps exactement j’ai roulé. Je suis incapable de répondre à cette question.* Durant tout le trajet, mon esprit était ailleurs. Comme aveuglé par mes pensées, je n’ai pas fait attention au sable, ni à la poussière, encore moins à la chaleur.J’ai coupé l’autoradio. Peut-être ne l’avais-je même pas allumé à mon départ de San Francisco, quelques jours auparavant. Pour un homme de mon âge, il n’aurait pas été raisonnable de faire le trajet d’une traite jusqu’à Vegas. Plus jeune, je ne dis pas. Mais à 75 ans, votre corps vous signifie que vos vingt ans ne restent vivaces que dans votre esprit. Et mon corps, au vu de mes excès passés, a bien raison de se rappeler à mon bon souvenir.

Le matin de mon départ, j’ai ressorti de sous sa bâche le vieux Porsche Speedster 356 blanc ivoire que je m’étais payé en arrivant en Californie. J’avais, à l’époque, décidé de raccrocher mes Beretta au clou une bonne fois pour toute. Je prenais une retraite bien méritée au soleil de Palm Springs. Et la première chose que j’ai faite en arrivant, c’est me payer cette bagnole. Dans mon précédent boulot, il fallait éviter ce genre de petit bolide. Trop visible auprès des flics, pas assez grand pour ranger les macchabées dans le coffre. Ceux là même qu’on allait enterrer dans le désert, des jetons de casino au fond de la gorge en guise de souvenir. Faut dire qu’à la période où Vegas était mon terrain de jeu, je roulais en Cadillac Eldorado, un des coffres les plus spacieux des États-Unis.

À l’époque donc, au début des années soixante, je bossais en duo avec un type assez sympa : Tony « Big Eye ». Je l’avais surnommé comme ça parce qu’un soir des gars lui avaient crevé un œil lors d’une bagarre sur le Strip. Depuis ce jour-là, il se baladait avec un bandeau sur l’œil droit. Las Vegas, pour un rital d’Hoboken comme moi, c’était un peu le paradis. Il y avait le jeu, les filles, et un paquet de pognon à se faire. Dire que cette ville avait été fondée par des mormons, ça me faisait toujours marrer. Ce parc d’attractions pour adultes était né d’abord grâce à la morale incarnée. Et puis Bugsy Siegel, Meyer Lansky et Lucky Luciano passèrent par-là…

Et pour moi, Vito Cemanese, ce fut le début de ma carrière. C’était une autre vie. Peu d’entre nous l’ont connu. Ils sont encore moins nombreux à pouvoir la raconter. Nous sommes le 1er juillet. Je traverse le désert du Nevada, en direction de mes souvenirs. C’est pas croyable à quel point les momentsqu’on croyait disparus s’invitent sans prévenir à votre table. En roulant, je me rends compte que j’ai eu la chance de connaître l’âge d’or de Vegas. Moi, c’est pas mon genre de regarder dans le rétro. C’est pas que je suis un sentimental. C’est pas que la mort me fait peur, non. La mort je l’ai côtoyée, je l’ai donnée même. Pourtant, une annonce à la radio, un matin, m’a replongé dans cette période pas si lointaine. Au nom de ces heures de gloire, je me suis dit que c’était ma dernière chance de dire au revoir à un vieil ami. Ce témoin d’une époque révolue s’apprêtait à passer l’arme à gauche. C’est pour ça que j’avais tourné la clé de contact : pour aller saluer un vieux pote à l’article de la mort. Maud n’était plus là pour le voir. C’est tant mieux. Elle avait voulu tirer un trait sur notre vie dans le Nevada.

Mes enfants, eux, s’en foutent éperdument. Les petits enfants, eux, sont friands de mes anecdotes.Alors, qui se soucierait de savoir Papy roulant cheveux aux vents, en plein soleil, au milieu du désert ? Avec le sable, le cabriolet blanc ivoire commence à jaunir comme une vieille photo.Je vois enfin apparaître au loin, comme un mirage, « Sin City ». Rien n’est majestueux aujourd’hui dans cette ville. On fait vivre aux gens une fausse nostalgie du temps passé dans des décors de cartons pâtes.Vous trouverez que c’est peut-être un discours de vieux con, mais si vous aviez connu la ville comme je l’ai connue, à l’époque où je l’ai connue, vous comprendriez sûrement ce que je veux dire. J’ai connu les originaux moi, pas les sosies et les hôtels qui imitent des villes, ou des monuments. J’ai connu les fondateurs de la ville, et les stars qui y venaient. Vegas, aujourd’hui, c’est un attrape-couillon. On vous fout des machines à sous jusque dans les chiottes, et vous repartez les poches vides et les larmes aux yeux.

Il fait encore jour. Le soleil tape fort. Je roule à travers la ville, sans rien voir des néons qui clignotent. Cette ville qui se métamorphose. Je ne reconnais rien. Mais je sais où je vais, comme guidé par mon instinct. Ici, on construit de nouveaux hôtels. On abat les anciens, et avec eux la mémoire de la ville. Mais pourquoi s’encombrer de la mémoire ? La raison de vivre de cette cité, c’est de distraire pas de remémorer. On vient en groupe. On fait des séminaires religieux le matin, on joue l’après-midi et on passe la nuit avec des stripteaseuses. Et quand on rentre à l’hôtel, on peut toujours ouvrir le tiroir de la table de nuit pour trouver une bible et se soulager la conscience. Oui, je sais ce que vous vous dites, c’est pas bien de cracher dans la soupe… Et alors ? L’âge, ça permet tout.

Dans la dernière ligne droite avant l’arrivée au terminus, j’ai ma première hésitation. Est-ce une bonne idée de revenir ? Ne vais-je pas me faire plus de mal qu’autre chose ? Si Maud était là, elle me dirait : « tu n’es qu’une tête de mule, Vito Cemanese ! (Quand elle était agacée, elle donnait la liste entière de mon état civil), et tu le regretteras amèrement, crois moi ! » Moi, je lui souriais, et ça suffisait parfois à la faire sourire aussi. Mais dans ce voyage, je me sens bien seul. Alors je prie Maud, pour que de là-haut, elle me donne unpeu de courage. Elle me manque terriblement, aujourd’hui tout particulièrement.

Je gare la voiture à quelques centaines de mètres de l’immeuble. Je peux déjà l’apercevoir : magnifique et imposant comme il a toujours été. Un seigneur de la ville, et c’est pour lui que je travaillais. Le QG du Rat Pack, le Sands Hôtel de Las Vegas.

Au début des années soixante, je bossais à Las Vegas depuis quelques temps déjà. J’avais vu le travail de ce pauvre Bugsy Siegel réduit à néant par cette salope de Virginia Hill. Mais la Famille, c’est la Famille. Un soir de Noël à Cuba, Meyer Lansky, Lucky Luciano et les autres signèrent l’arrêt de mort de Siegel. Je fus un des désignés volontaires pour balancer Benny dans le désert, en pâture aux coyotes. Plus tard, c’est son remplaçant Jack Entratter qui me mit à la sécurité des casinos. L’hôtel Sands comptait le plus à mes yeux. Pourquoi ? Parce que j’y ai passé les meilleures soirées de ma vie. En partie, grâce au copropriétaire de l’hôtel, un type d’Hoboken comme moi mais qui avait bien mieux réussi grâce à sa voix, que moi grâce à mon calibre.

Le Sands, et plus particulièrement le Copa Room, c’était « the place to be », le saint des saints pour qui aimait faire la fête, le repaire du Rat Pack. « Mesdames et Messieurs ! Frank, Sammy et Dean en direct du bar ». À eux trois, ces lascars ont écrit et chanté la légende de cette putain de ville. Certes c’était Frank le meneur, l’ambitieux, l’opportuniste qui dirigeait tout à la baguette, le fric, les filles, l’alcool, les invités… Mais avec ses acolytes Dean et Sammy, ils avaient inventé le « cool ». C’est quoi le « cool » ? Écoute un disque de Rat Pack et tu comprendras petit.

Ça n’existe plus aujourd’hui. Une bande de potes, des sketchs improvisés, des chansons posées sur voix de velours, mêlant élégance et nonchalance, le tout un verre à la main et une cigarette au bec, c’était ça le Rat Pack. Comme on ne savait pas toujours si ils allaient être sur scène ensemble, on pouvait lire sur le panneau de l’hôtel « Ce soir, au Sands Hôtel, Frank Sinatra, peut-être Dean, peut-être Sammy » et ça marchait. Ils jouaient à guichet fermé à travers le pays, et tout le gratin se pressait pour les voir.

Selon le Rat Pack, il y avait deux mondes à Las Vegas : ceux qui en étaient, les « Charly » et ceux qui en étaient pas, les « Harvey ». J’étais plutôt un Harvey, mais je m’en foutais.Je me régalais de les voir faire les clowns sur scène. Entre deux mauvais payeurs à raisonner, ça me détendait. Et puis c’était plein de vedettes, le Copa Room.J’y ai même croisé cet enfoiré de Kennedy, et Shirley MacLaine, et Lauren Bacall, pleins d’autres encore… Je me régalais de leurs chansons, et de leurs blagues. Un instant j’oubliais d’où j’étais.J’oubliais que Sam Giancana, le Boss de Chicago, était au bar à côté de moi, comme si de rien était.

J’avance doucement sur le trottoir, comme par peur de déranger les fantômes du passé. Je regarde le soleil couchant rougeoyant la façade et le vide qui emplit le lieu et ce silence. Ce putain de silence qui me submerge.J’hésite encore une fois devant les barrières de sécurité et je me sens comme un puceau pour sa première fois. Finalement, je dépasse une barrière, quand un gars faisant la sécurité autour de l’hôtel me tombe dessus. Faut pas rester là m’sieur qui me dit, c’est fermé. Je le vois bien que c’est fermé, c’est même pour ça que je suis venu. Je te graisse la patte à 100 dollars et tu me laisses faire le tour du proprio une dernière fois. Cette scène me rappelle le bon vieux temps où je faisais la loi dans mon secteur. Je suis ravi de voir qu’à Vegas bien des traditions ont perduré.

Je me démerde pour passer par une porte de secours restée ouverte et me balader dans ce lieu si vide, prenant déjà un voile de poussière. Il attend, résigné, sa destruction pour laisser place à une de ses horreurs modernes.J’ai une pensée pour Tony « Big Eye », parti pour un monde meilleur, et qui a la chance de ne pas assister à ce spectacle qui me déchire le cœur. Toutes les lumières sont éteintes mais je me déplace sans soucis. Je connais trop. J’avance dans les couloirs et il me semble au loin entendre le bruit des machines à sous, ou encore le piano de Bill Miller, le pianiste de Frank. Il me semble voir la silhouette de Dino ou le sourire de Sammy, et les autres aussi… Ils pouvaient être plus nombreux encore : Joey Bishop et Peter Lawford… parce que Frank, qui se prenait pour le parrain du show-biz utilisait le Rat Pack pour nourrir des ambitions bien plus personnelles. Certes le Rat Pack c’était des « Bad Guy » au grand cœur qui luttaient contre la ségrégation aussi. Mais on était pas là pour faire que des œuvres de bienfaisance non plus. C’est pour ça que Lawford montait sur scène. Un beau-frère de futur président, ça se refuse pas. Et puis Kennedy passait une tête chez sesamis du Rat Pack. De loin, moi je surveillais les gars de chez Hoover qui avaient écrit en gros sur leur front FBI, et qui surveillaient eux-mêmes Sinatra et sa bande.

Devant la scène, je me rappelle de Dean Martin et de ses entrées soi disant alcoolisées. Il grimpait sur la scène, titubant et mélangeant les syllabes et « I left my heart in San Francisco » devenait Fran Sancisco… Ou encore de ce soir il s’adressa à Frank en lui disant : « Mesdames, Messieurs, un peu de silence je vous prie. Toi aussi Frank, un peu de silence. Tu te crois à la maison ici ? » Et Sammy de répondre : « Dean, Frank est un peu chez lui, puisque c’est son hôtel. » Et Dean de répliquer à nouveau : « ah je comprends mieux la déco ! Merci Frank » et la salle éclata de rire quand Frank fit de même.

C’est ici, au milieu de cette piste que j’ai invité Maud à danser pour la première fois. C’était une petite brune, aux yeux marron, et quand je la voyais je me sentais comme un con. Je pouvais arracher les ongles d’un gars, lui flanquer une prune entre les deux yeux, l’enterrer dans le désert ou le laisser aux coyotes et revenir bouffer un T-Bone steak sans broncher. Mais quand Maud était là, j’avais la gorge sèche, et le palpitant qui tournait à plein régime. J’arrivais pas à aligner deux phrases correctes. Cela correspondait au moment où elle choisissait de disparaître parmi les joueurs. Et moi, j’étais comme paralysé. Pourtant j’avais plus quinze ans.Tony se foutait de ma gueule, joyeusement. Je reprenais alors mes esprits et je partais de la salle triste comme un clébard. Alors,Tony me disait, viens, on va aller écouter les Rats. Ça te changera les idées. Elle est pas pour toi cette fille-là. Regarde plutôt la grande blonde là-bas, elle est pas mal, non ?… Mais je m’en foutais de sa grande blonde. Et puis un soir que Dino, mon préféré, chantait “Everybody love somebody sometimes”, j’ai pris mon courage à deux mains pour aborder celle qui deviendrait la future Madame Cemanese. Ma petite brune, aux yeux mutins qui distribuait des jetons à la caisse. Comme le patron m’avait à la bonne, il a rien dit en la voyant quitter son poste pour danser avec moi.

Je les connaissais pas vraiment les trois « Charly » : juste bonjour bonsoir et trois mots échangés avec Frank sur Hoboken, New Jersey autour d’un Jack Daniels et d’un paquet de Camel sans filtre. Je les connaissais pas bien mais ce soir-là,sans le savoir, c’était pour moi et Maud qu’ils faisaient le show. C’est la gorge nouée que je lui ai dit à la petite : « Maud Cemanese, ça sonne bien, tu trouves pas ? » Elle a rigolé et elle m’a dit qu’une danse ça suffisait pas à la convaincre de se marier, mais qu’elle allait y réfléchir quand même. Elle m’embrassa sur la joue et elle retourna bosser. On ne s’est plus jamais quitté après ce soir-là.

Le Rat Pack, lui, n’a pas survécu aux ambitions de Frank et à l’élection de Kennedy. La trahison de ce dernier et la guerre de son frère envers ses anciens alliés, c’est-à-dire nous, avaient précipité la chute du Rat. C’était pas faute d’avoir poussé Kennedy à la Maison Blanche. Même Giancana lui avait fait gagner les voix de l’Illinois. Frank s’était démené comme un beau diable. Il était allé jusqu’à produire la soirée de fête de la victoire. Et cet enfoiré nous tourna le dos. Pire, il nous « flingua ». Mais il ne l’emporterait pas au paradis. Et encore après, ces enfoirés d’hippies de mes couilles qui allait débarquer avec leur soi disant contre culture poussant les Rats temporairement vers la sortie… C’était bien le temps que ça a duré. “That’s life” comme le chantait Frank.

Je quitte finalement l’hôtel assez rapidement. Parce que je sens que je vais avoir la larme à l’œil et j’aime pas ça. C’est pas que j’ai quelqu’un à impressionner, mais j’aime pas ça. C’est triste de voir son passé s’évanouir et que rien ne subsistera de tout ça que quelques sosies et des hôtels minables. Que Frank avec sa mémoire qui fout le camp a, lui aussi, de la chance de pas voir la fin du Sands Hôtel. Pourtant je regrette pas non plus d’avoir fait tant de bornes pour le voir une dernière fois. Rétrospectivement, sans lui, je serais pas là. Le Rat Pack n’aurait peut-être pas été le même et l’Amérique sans le Rat Pack, ça aurait une gueule un peu différente… Je retourne à la bagnole en fredonnant une chanson de Dino, on est le 1er juillet 1996 et le Sands Hôtel s’apprête à redevenir une poignée de sable. Je peux enfin rentrer chez moi.

Gaudéric Grauby-Vermeil

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Avatar a été publiée dans Bordel La jeune fille en 2007, chez  Stéphane Million éditeur.

Photo : Reptiles In Paris

New York. Une fin d’après-midi d’été banale pour Emma. La pluie frappait sur les carreaux de son appartement. C’était une bénédiction étant donné la chaleur qu’il avait fait toute la journée. Emma n’avait quitté la maison que pour faire quelques courses. Elle détestait ça. Sorti de chez soi, une chaleur insupportable et étouffante vous tombait dessus, puis dès que vous passiez la porte d’un magasin, la climatisation vous saisissait d’un seul coup. Recette miracle pour choper une bonne crève. Mais Emma n’avait pas besoin de ça. Ce soir elle devait travailler et il valait mieux être en forme. Elle aimait la « Grosse Pomme » mais rêvait d’ailleurs, de plages de sable fin, et de mer turquoise. Ce n’était pas pour tout de suite. À vingt-cinq ans, elle avait le temps de mettre un peu d’argent de côté pour aller vivre en paréo à l’autre bout du monde. Fanny de l’agence l’avait appellée dans la matinée pour la prévenir qu’elle avait un client pour ce soir. Elle lui avait donné toutes les indications nécessaires. Le rendez-vous était donné dans un palace de la ville, pour retrouver un homme d’affaire de passage. Elle l’accompagnerait pour le dîner. Rien de plus. C’est sûr, le tarif était plus léger quand il ne s’agissait que d’accompagner le client pour un dîner, mais aujourd’hui elle ne se sentait pas la force pour autre chose.

Emma travaillait pour une des agences d’escort girls les plus réputées de la ville. La plupart de ses clients étaient des habitués. Des gens riches, de bonne famille, des grands patrons, des héritiers, des malotrus, des pervers et de mauvais payeurs parfois mais ceux-là ne faisaient jamais long feu. Il y avait ceux qui réclamaient des jeux avec des scénarios et elle s’y pliait avec plaisir. Comme ce politicien qui aimait tant être puni et qui demandait pardon à genoux. Ces électeurs conservateurs apprécieraient sûrement eux aussi de voir ce bon père de famille, garant des valeurs morales, dans cette position. Mais elle se gardait de tout jugement. Le monde n’est pas noir ou blanc. Comme pour celui-là, qui s’était réfugié dans ses bras. Ce puissant magnat de la finance, qui avait pleuré toute les larmes de son corps, la tête collée contre ses seins. Puis cet autre encore, qui était venu la chercher dans le hall d’un hôtel de Newport et l’avait emmené pour la journée en balade dans une voiture de sport. Jamais il ne l’avait touché. Promenade au bord de mer, dégustation de poissons et de fruits de mers, casino, et retour au bar de l’hôtel où il avait glissé discrètement la liasse de billets dans son sac à main, tout en posant un baiser sur sa joue. Pour conserver l’illusion aux yeux du monde qu’il n’était pas seul et qu’il pouvait encore séduire. Emma vivait avec des gens qui étaient arrivés au sommet de la société. Mais dans cette conquête, ces derniers avaient fait le vide autour d’eux. Pas un seul n’avait d’ami proche, de vrais amis. De ceux que l’on appelle à six heures du matin parce qu’on est largué dans le bar le plus minable de la ville, seul. Certains de ces gens là étaient parfois trop malhonnêtes pour avoir une relation durable. Pas une femme qu’ils rencontraient ne les aimaient pour ce qu’ils étaient. La faune entourant ces hommes était avide d’argent et de strass. Votre valeur, c’était ce qui était autour de vous, ce que vous portiez mais jamais ce que vous aviez dans la tête. Et elle pouvait constater que beaucoup d’entre eux n’avaient que des toiles d’araignées dans le crâne.

Emma était couchée sur son canapé. Au plafond, le ventilateur tournait lentement. Paul Simon chantait pour Emma sa version live de « Mrs Robinson ». Et elle bougeait doucement la tête au rythme de la musique, les yeux fermés, et ses lèvres murmuraient doucement les paroles. Dans cette confortable léthargie, Emma se préparait à devenir une autre. Elle était belle cette métisse aux longues jambes musclées, au port de reine, avec ses hanches arrondies, superbement dessinées et ses seins… Mais surtout, ce visage. Mademoiselle O avait la peau cuivrée, le visage doux et riant qui pouvait aussi se montrer dur quelquefois. Elle était exotique et si proche en même temps. Elle exerçait un pouvoir de fascination sur les hommes et les femmes qui l’approchaient. Des sirènes de police se firent entendre dans le lointain. Emma se leva. Débardeur blanc et short en jean. Elle se dirigea vers la salle de bains, en se débarrassant de ses vêtements, les jetant en boule dans un coin. Elle n’avait jamais été très ordonnée mais qu’importe, elle vivait seule et son bordel avait quelque chose de rassurant. Elle n’avait pas eu une enfance malheureuse. Ni de mauvaises fréquentations. Elle ne s’était jamais plainte de quoi que ce soit, à qui que ce soit. Elle était la fierté de ses parents et de ses professeurs. Elle avait eu un petit ami comme une fille peut en avoir à l’adolescence. Rien de bien méchant. Et pourtant… elle avait fini par quitter son petit univers d’Austin, Texas, pour des études à New York. Elle avait quitté le foyer avec tristesse mais des rêves plein la tête. Elle était encore uniquement Emma. Elle voulait apprendre pour enseigner à son tour. Puis tout avait basculé assez rapidement. Parce que dans la Grosse Pomme, il faut avoir les finances qui suivent. Même quand on est étudiant. Les premiers jours d’Emma dans Manhattan avaient été difficiles, teintés de solitude, de pleurs, de longs coups de fils à la maison. Parce que si à Austin, elle connaissait tout le monde, à New York, elle n’était rien.

Elle avait fini par rencontrer Sarah et Jessica sur les bancs de la fac. New-Yorkaises pur jus, élevées à la salade, au tofu et au sac Prada. Peu importe que cette ville regorge de ce genre de filles très superficielles, elle avait trouvé des amies, ou presque. Les sorties le soir, les restaurants, le loyer, les études, une drôle de spirale commençait pour Emma. Elle faisait des économies sur tout mais pour faire bonne figure devant ses nouvelles partenaires, elle vidait le compte en banque de l’argent du mois en une seule soirée.

Et puis un soir comme beaucoup d’autres dans son quotidien, Emma s’était rendue dans une de ces boîtes à la mode, où tout le gratin de la ville venait se défouler. Elle avait rencontré Jon. Un type avec un très beau sourire. Il l’avait abordée au bar et lui avait tendu sa carte. Il avait soi-disant un travail à lui proposer qui pourrait lui rapporter beaucoup. Elle avait pris cette carte, mais au fond d’elle, une petite voix lui soufflait de partir. Ce n’était sûrement qu’un gros lourd, avec des techniques de drague plus que datées.

Le lendemain, Emma avait repris sa vie comme si de rien n’était. Étudiante fauchée, fumant un joint le soir avec ses copines. Rien d’extraordinaire. D’une banalité totale. Les cours, les sorties, et puis le cruel rappel à l’ordre du propriétaire de sa chambre, le frigo vide, la menace de suspension de la bourse et la promesse d’un homme au très beau sourire. « Je peux vous faire gagner beaucoup d’argent ». Sur la 5e, au milieu du brouhaha permanent de New York, une jeune fille passa un jour un coup de fil d’une cabine. Pour survivre. Elle ne savait pas très bien ce que voulait ce « Jon » mais après tout, s’il avait un bon boulot avec un salaire, alors…

L’eau chaude coulait sur son corps, sa crinière cuivrée attachée en chignon serré, et un parfum de fleur d’oranger remplissait maintenant la salle de bains. Elle sortit enfin de la baignoire, dans un nuage de vapeur. Emma s’observait toujours un long moment devant le miroir comme pour prendre une photo d’elle-même, pour se rappeler qui elle était. Puis commençait la naissance de Mademoiselle O : une séance de maquillage, et direction le dressing. Elle en avait un exclusivement réservé aux toilettes de Mademoiselle O. Le choix se faisait en fonction de la demande du client. Sinon, Mademoiselle O laissait libre cours à son imagination. Pour ce soir, elle opta pour des dessous Victoria Secret achetés le jour même. Une petite robe de soie noire, des escarpins assortis et une paire de créoles.

Emma était devenue Mademoiselle O le jour où elle avait accepté la proposition de Jon. Difficile quand on a alors vingt-trois ans de résister à un type charismatique et puis, la proposition était alléchante. Surtout qu’il ne s’agissait, le plus souvent, que de tenir compagnie à un richissime bonhomme. Alors, où était le mal finalement ? Le mal, elle l’avait côtoyé de près pour son premier boulot. Un type, soi-disant clean, l’avait meurtrie dans sa chair. Même si Jon avait fait le nécessaire, elle regrettait amèrement d’avoir pris cette voie. Pourquoi n’avait-elle pas fait comme d’autres et choisi un petit boulot au Starbucks du coin ? Elle ne le savait pas. Inconscience de jeunesse peut-être?Appât du gain sûrement. Elle s’était alors créée un double, un personnage pour protéger Emma. Mademoiselle O venait de loin. Quand elle était encore à Austin, avec ses amies, elle se rendait souvent dans un magasin de parfums bon marché, « Le Mademoiselle O ». Elle y passait son après-midi à essayer les parfums, à admirer les flacons et à rêver un peu.

Pour ses parents, elle restait Emma, même si ses coups de téléphone s’espaçaient de plus en plus. Elle se couvrait le soir de ce nouveau personnage et l’enlevait après le travail comme on le fait d’un uniforme. Elle avait fini par s’amuser de la situation. Même si parfois, le soir, elle pleurait. Pas de vraie vie car devant être disponible en permanence, pas de petit ami et ses seules amies étaient comme elle, escorts. Parfois elle regrettait. Elle n’aimait pas toujours ce qu’elle faisait, ce qu’elle devenait. Emma se fixait une limite dans le temps. C’est sûr un jour elle arrêterait. S’il n’était pas trop tard… L’argent coulait à flots. Les grands restaurants, les grands hôtels, les voyages en jet avec des capitaines d’industrie, des stars de cinéma qui souhaitaient camoufler leur homosexualité en louant des filles pour certaines périodes et qui convoquaient les paparazzi pour afficher à la face du monde leur nouvelle conquête. Des bons coups, des mauvais, des joueurs, des fantaisistes, des très timides, des bavards, certains très silencieux sur leurs activités. De tout. Elle restait discrète, par professionnalisme et pour sa propre sécurité. Pour sa mère elle restait étudiante. Mais elle vivait désormais dans un grand appartement, propriété de Jon. Elle était devenue la favorite, la plus demandée, la plus courtisée. Et puis elle donnait de l’amour, elle aimait à le croire. Ces hommes avaient besoin d’amour, d’écoute. Elle en donnait plus que beaucoup d’autres femmes.

Mademoiselle 0 était prête. Elle vérifia que tout était parfait dans sa tenue, passa une main dans ses cheveux tout en se rapprochant du miroir : « Bonsoir Mademoiselle O », dit-elle en souriant. Elle attrapa son sac à main et ses clés, et claqua la porte, laissant Emma derrière elle. Dans l’appartement, Paul Simon s’était tu. La pluie, dehors, s’était arrêtée.

Gaudéric Grauby-Vermeil

Qui suis-je ?

Gaudéric Grauby-Vermeil (Je n’ai pas trouvé plus simple)

Chargé d’édition web pour France Inter depuis 2014, je suis, sous une autre identité, tout les samedis depuis 2 saisons sur Radio Campus Paris avec le Tropical Club.

J’ai co-animé avec Ilan Malka pendant deux saisons l’émission Comédie Avenue (2012 – 2014) sur le Mouv’. Nous mettions en valeur les jeunes talents de la scène humoristique française, continuité de mon travail au Fou du Roi avec Stéphane Bern pendant 6 ans sur France Inter (2005 – 2011).

J’ai commis également des choses sur cette antenne qui m’ont bien fait rire et qui font l’apologie de l’idée bête chez Daniel Morin dans l’émission La Morinade, sur le Mouv’ (2011 – 2013).

J’ai également fait un peu de figuration pour l’ami Arnaud Demanche dans son excellent court métrage, Being Homer Simpson.