Je suis une chanson

Cette nouvelle, écrite en 2012 devait paraître en 2013 dans la revue Bordel consacrée à la musique. Ce numéro n’a jamais vu le jour.

Photo : Partition de musique de film inconnu, de Maxxt – Wikicommons

Je suis née sur un coin de table, près du parc Montsouris à Paris, vers six heures du matin. Nous étions en juillet. Un doux matin d’été, dans l’aube naissante, bercé par le chant des oiseaux. Bien avant le bruit et la fureur urbaine de la circulation. Il n’y avait que le barman, et Lui. Lui qui m’a donné la vie avec son stylo, sa solitude et sa tristesse que la nuit n’avait pas su calmer. Je suis née sur un bout de nappe vierge. Presque vierge, si l’on excepte l’auréole dessinée par la tasse de café refroidi et la poussière blanche du sucre.

C’était une nappe de papier, de papier bordeaux. Vous savez, celle avec des petits losanges. C’est là qu’Il m’a fait naître au monde.Je répondais à un besoin. J’étais le fruit d’une pulsion. J’étais probablement à cet instant comme un venin qu’Il avait en lui et que seule sa plume pouvait libérer. Je suis arrivée dans la douleur et les larmes. Parce qu’Il aimait Elle d’un amour qu’Il ne pouvait contrôler.

Il en va de la création des enfants comme des œuvres : il faut être deux. Celui ou celle qui écrit et ce qui l’inspire. Celle qui m’a inspirée, Celle qui sans se douter a donné mon premier souffle de vie, c’est Elle. Elle avec un grand E. Je ne la connaissais pas, je ne l’avais jamais vu. Elle n’était pas présente ce matin là et je portais en moi son absence.

De ce que j’en devinais, Elle était une jeune femme aux longs cheveux noirs qui tranchait avec un sourire doux. Ses yeux marrons était comme une lave qui ne s’éteignait jamais. Son tempérament était volcanique et imprévisible. Si vous la croisiez dans la rue, vous n’imaginiez pas sa fragilité extrême parce qu’Elle ne laissait voir qu’une implacable assurance. Un individu lambda l’aurait qualifié d’emmerdeuse. Avec un grand E.

Probablement qu’Il ne l’aurait pas contredit. Mais c’est ce qu’Il lui avait plu dés le premier instant. Il essayait de se rappeler de cette première rencontre sans l’ombre d’un nuage qui lui semblait si lointaine désormais en ce matin de juillet. Elle avait quitté mon créateur la veille pour la seconde fois. Sans un remord, sans un regret, Il avait re-signé d’un baiser cette aventure vouée à l’échec. Il le ferait un troisième fois s’il le pouvait.

Les dernières heures passées avec Elle n’avait été qu’un long calvaire. Il avait espéré trouver les mots pour la reconquérir là où Il l’avait perdu. Encore fallait il savoir où Il l’avait perdu. Il s’était promis et il avait promis. Il avait promis que non, cette fois Il ferait tout pour la garder quoiqu’il en coûte. Le doute avait envahit sa tête comme un gaz entêtant et insupportable. Une nuit de chaos avait suivi. Les artistes ne font jamais dans la demi-mesure. Et c’est parfois dans ce big-bang sentimental que les choses comme moi apparaissent.

Il était encore jeune, malgré les fils d’argent qui émaillaient sa chevelure et sa barbe naissante. Il portait sur son visage les stigmates de la nuit. Sa main droite tremblait en écrivant et le stylo ne pouvait pas rattraper le flot d’émotions qui le submergeait. C’est ce qui m’a donné un style assez désordonné et spontané. Des larmes venaient parfois s’écraser sur la nappe en m’atteignant, faisant couler mon rimmel d’encre bleue. Si j’avais été un être humain vous m’auriez croisé sous les traits d’une femme chancelante après une nuit d’ivresse et de larmes, tout en gardant une certaine classe du haut de ses talons.

Le plus fou, c’est que je suis sorti d’un jet, sans ratures, ni corrections. Ce qui n’était pas gagné. Peut être que j’attendais mon heure, tapi au détour de leur route, prête à bondir quand Il serait seul à nouveau.

Le plus triste c’est que je suis née sans musique. Ce qui pour une chanson n’est pas très commode. Pas même une mélodie, si ce n’est son reniflement de gosse et le bruit de vapeur provenant de la rutilante machine à café derrière le bar. Je ne suis pas née complète. Quatre couplets et un refrain. Je pense que la seule musique qu’Il entendait en m’écrivant c’était sa voix à Elle. Son rire à Elle. Et je crois bien avoir hérité de son éclat.

J’étais là sur la nappe. Encore tremblante de tant de sensations et de lumières. Il me lisait et me relisait sans s’arrêter de pleurer. J’aurai aimé que ce soit de joie, de me voir apparaître grâce à lui. Mais il n’y avait aucune fierté dans son regard. Et de la pitié dans
celui du barman qui observait la scène depuis son comptoir. Il aurait pu m’abandonner sur cette table ce matin là, laissant le dernier témoin d’Elle loin derrière lui. Il n’a pas pu. Il m’a arraché, plié et rangé dans la poche de son jean. Puis oublié.

Pendant des jours, j’ai traîné au fond du bac à linge dans ma prison de coton bleu délavé. Je ne sais pas combien de temps s’est écoulé. Il avait l’air plutôt soigneux. Je devinais sa vie dehors quand j’étais enfermée. Au fil du temps, sa voix était plus claire et plus enjouée. Il semblait aller mieux. Mais Il restait seul. Pas une femme n’est venue et pas une larme n’a coulé non plus.

Enfin, un matin, tout a bougé dans un tremblement de tissus et alors que je m’apprêtais à subir le sort des mouchoirs en papier oubliés au fond de la machine à laver, j’ai senti sa main m’agripper et la surprise qui s’en suivi dans son regard.

Encore étonné de me voir là, Il m’a ouvert délicatement comme un parchemin. Il m’a lu avec douceur, à haute voix et je reprenais consistance à chacune de ses paroles. Mais toujours sans musique. Pas la moindre note. Pas la moindre clé de sol ni le moindre accord pour me porter et me faire voler aux oreilles des autres. J’étais un oiseau sans ailes.

Le soir même de ma redécouverte, Il me retranscrivait sur son ordinateur. Quelle étrange expérience. Ses doigts sur le clavier me donnait un rythme saccadé, mais peu mélodieux. Je me suis fait brillante sur l’écran, drapée dans un langage binaire et virtuel. Derrière ma vitre de plastique, je le voyais différemment, mon auteur. Je pouvais encore ressentir dans son regard l’ombre de la mélancolie pour cette femme qu’Il aimait encore et de cette promesse de la garder auprès de lui qu’Il n’avait pas su tenir.

Dans cette forteresse de plastique, faite de puces et d’impulsions électriques, j’ai cru disparaître. Mourir d’oubli comme la plupart des documents autour de moi qui n’avait jamais été ré-ouvert depuis leur incarcération en ce lieu. Je traînais entre un courrier aux impôts, une recette de cuisine et une liste de chose à faire vieille de quelques années. Ils étaient tellement oubliés qu’ils en avaient perdu leurs raisons d’être, figés sur le disque dur.

Heureusement, mon sort fut différent. Il m’ouvrait régulièrement. Il me relisait parfois dans sa tête, parfois à voix basse et quelque fois même en diagonale. Juste pour vérifier que j’étais toujours bien là. J’étais son dernier lien vers Elle, alors je me faisais rassurante.

Si jamais Il tentait de me retoucher, je me dérobais à sa volonté. Je lui appartenais déjà un peu moins. Alors Il abandonnait la partie.

Surprise un matin, Il m’a offert aux yeux d’un autre qui me trouva magnifique. Mon auteur était de moins en moins sûr de mes qualités. Je sentais sa gêne à me dévoiler ainsi, lui qui m’avait crée, qui m’avait donné vie en y mettant son cœur et sa peine, son âme un peu aussi. Il savait qu’à l’instant où Il me montrerait, je ne lui appartiendrais plus.

Je m’apprêtais à vivre une deuxième vie. L’autre m’a copié sur une clé pour m’emmener chez lui. Je menais alors une nouvelle existence. C’est lui qui m’a donné ma musique, mes jambes pour marcher, mes ailes pour voler. Il a pourtant tâtonné un moment… Cherchant, décortiquant chacune de mes lignes. Il appelait parfois mon maître, pour lui faire écouter ses trouvailles. Et de longues discussions s’en suivaient. Je commençais à sentir l’alcool, le tabac, et les nuits blanches.

Et puis mes « parents » se sont retrouvés devant cet enfant de papier et de notes. Ils ont écouté la musique crée pour moi, comme une robe faîte sur mesure. Puis l’un a pris la guitare, et celui qui m’avait écrit a pris sa plus belle voix. Une chanson qui se chante pour la première fois, c’est comme une première nuit. On s’en fait tout un plat et on est souvent déçu. Il faut dire que celui qui m’a écrit n’était pas chanteur. C’était bien quand même. J’étais presque adulte.

Le printemps s’est pointé avec avril et moi j’ai pris mon envol. Ils m’ont trouvé un interprète à la voix assez burinée pour faire passer les souffrances de ma naissance à travers son vibrato.

Je me suis incarnée en polycarbonate, en vinyle, en binaire. Depuis, j’accompagne des milliers de gens dans leurs voitures, leur ipod, leurs ordinateurs, leurs chaînes hi fi. Dans les moments délicieux comme ceux qui font souffrir. Au fur et à mesure des années, d’autres artistes m’ont interprété. Avec plus ou moins de succès. J’ai même appris à
connaître leurs doutes, leurs souffrances et reconnaître en eux la part sombre de celui qui m’avait mis au monde. J’ai été la bande son de votre été, ou celle de votre hiver. Vous m’avez partagé entre amis. Ou écouté seul chez vous.

J’ai servi pour une publicité de parfum et une bande originale de film. Des gamins m’apprennent à la guitare. On m’a réécrite en anglais et je suis devenue internationale. Mon écho s’est diffusé des petites
salles aux grands stades, en passant par vos rues et vos maisons.

Lui ne m’a plu chanté, ni écouté d’ailleurs. Peut être était ce trop dur pour lui ? Il a coupé tout contact et je ne sais pas ce qu’Il est devenu. Je ne lui appartiens plus désormais. Je suis quiconque veut de moi et inversement.

Elle, je l’ai retrouvée. Par hasard. Un soir qu’un groupe me chantait dans un bar, Elle était là. Je l’ai su tout de suite. Ne me demandez pas comment j’ai fait. Je l’ai atteinte en premier. Ses pupilles se sont d’abord dilatées, son cœur battait plus fort. Elle a pensé à lui
au premier couplet et sa gorge s’est serrée. Savait Elle seulement qu’Il était mon auteur ?

C’est possible mais je ne pourrai pas vous le prouver. Je ne suis qu’une chanson. Une chose est sûre, Elle est sortie pour prendre l’air à ce moment là. Sur le trottoir, Elle a allumé une cigarette, une slim, le regard perdu dans le vide. Elle a hésité longuement. Je pouvais encore l’atteindre par les fenêtres ouvertes du bar quand Elle a pris son téléphone. Elle a descendu la liste des noms dans le répertoire et s’est arrêtée sur le sien à lui.

Je n’ai jamais su si Elle est allé jusqu’au bout, parce que je me terminais à cet instant.

Je suis une chanson. Rien qu’une chanson. Pourtant, tout le monde me connaît. Je suis un peu l’histoire de chacun d’entre vous selon son interprétation et l’instant où l’on m’écoute. Je suis un peu magique. J’accompagne vos souvenirs. Je dessine vos rêves. Et je ne disparaîtrais que lorsque le dernier à se souvenir de moi ne me fredonnera plus.