L’homme de l’autre côté de la rue

En avril 2017, j’ai repris la plume pour une très courte nouvelle. Une amie m’avait convaincue de participer au concours qui se tenait à l’occasion des Rencontres culturelles d’AltaLeghje en Corse. Le thème était « une étrange rencontre »… La voici.

Chère amie, voilà bien longtemps que je ne donne plus de mes nouvelles, et vous me répondrez à juste titre que la réciproque est vraie. Le temps passe si vite et le quotidien nous a éloigné il y a déjà bien longtemps. Mais sachez qu’il y a peu, une rencontre troublante dans une rue de Paris, a provoqué l’envie de vous écrire. Je l’espère, cette fois-ci, sans la moindre colère. Je marchais sur le trottoir de la ville renaissante dans le printemps. J’admirais le ciel bleu qui se montrait enfin. Le soleil faisait de son mieux pour nous redonner la chaleur qui nous manquait depuis de longs mois. C’est là, au coin de la rue de la Cossonnerie et du boulevard Sébastopol, que je l’ai vu. Je n’avais pas remis les pieds dans ce quartier depuis votre départ. Nous y avions passé de si bons moments. Et malgré mes efforts pour dissiper les mauvais, mon amertume à votre égard reste si vive encore aujourd’hui. J’évite, au temps que faire se peut, de raviver le moindre souvenir vous concernant. Pourtant, la vie est ainsi faite, je me retrouvais là, avec cet homme sur le trottoir d’en face. Au début, je n’y ai pas vraiment porté attention. Pourtant son visage me disait quelque chose. Il ressemblait à tous ces gens que l’on croise, dans toute les grandes villes du monde. Il n’avait rien de différents des hommes qui marchaient plus ou moins vite sur le même trottoir que lui. Une veste sombre et trop petite, une barbe poivre et sel, des lunettes à large monture, bien loin des binocles d’acier de nos pères. L’avais je rencontré au travail ? A moins que ce ne fut dans ce bar que nous fréquentions à l’époque ? Il avait du ventre mais pas trop. Un ventre en fait qui aurait pu être un bidon de bière. Celui que l’on finit par obtenir à force de fêtes et d’excès, sûrement. A moins que ce ne soit celui des soucis que l’on garde à l’intérieur de soi. Avec la force de gravité découverte par Newton, le poids de ce ventre attirait inexorablement ses épaules et sa tête vers le sol. Je me surprenais à l’observer, stoppé net dans mon élan par cette vision. Je cherchais son nom pendant qu’il attendait que le ciel vienne le sortir de là ou le bus, tout simplement. Son air triste me parlait-il ? Cette homme sans l’ombre d’un doute avait la trentaine, mais faisait plus vieux. Plus mature ou plus atteint. Il fumait une cigarette roulée par ses soins, qu’il n’a pas terminée, parce que comme les autres, je suis sûr qu’il pensait moins fumer grâce à ce subterfuge grossier. Il devait faire ça pour arrêter, c’est évident. Mais dans ce geste, dans cette attitude transparaissait une absence totale de volonté. Il buvait, il fumait et, chère amie, je vous met mon billet que cet homme comptait ses cheveux le soir devant le miroir. Sous sa veste, il continuait de porter ce pull acheté au glorieux temps où sa taille était plus svelte, si cela lui était arrivé un jour. Il a réalisé un jour que le temps passait. Ce visage me disait quelque chose. Je ne sais plus où nous nous étions vus la première fois. Était-ce dans ce pub de Londres, un soir de mai ? Ou non, c’était peut-être les vacances, oui, pendant les vacances à Calvi, sur le quai du port ? Je finissais pas désespérer que la mémoire me revienne. Je savais, je savais car j’avais son nom sur le bout de la langue. Mais rien ne me revenait. Mon cerveau me donnait la sensation que mon cerveau était en train de se contracter, d’essayer de forcer toutes les portes possibles pour retrouver ce nom. Je fouillais dans tous les tiroirs de mes souvenirs… mais rien. Ma frustration était énorme. J’avais envie de crier, un peu. Mais vous le savez, chère amie, cette attitude ne me ressemble pas. Et ce type attendait son bus de l’autre côté de la rue. Il se moquait bien de mon désarroi. Je sais que vous pourriez me dire : “Mais mon pauvre, pourquoi n’êtes vous pas allé lui parler ? Pourquoi ne pas lui avoir demander si vos routes ne s’étaient pas croisées ?”. Ainsi, ma chère, je serai passé pour un fou. Je sais que cela ne vous aurait pas déplu, et je ne tenais pas à vous donner raison. Je pris une inspiration profonde et fermais les yeux. Un sorcier moderne m’avait appris à faire le vide dans mon esprit en trois profondes respirations. A nouveau, je le regardais. Peut-être que si j’arrivais à sonder son regard, je trouverai une bribe de souvenir ? Ce genre de chose m’arrive régulièrement, je l’avoue. Je croise des gens, je les connus de vue mais je ressens comme un étrange malaise quand eux m’appellent par mon prénom. Moi, le leur me reste interdit derrière une brume opaque. Je me sens alors honteux de leur accorder si peu d’importance au point de ne pas connaître leur identité. L’individu qui se tenait devant moi, lui, c’était un peu différent. En fait, je n’étais plus sûr que nous nous soyons déjà rencontrés. C’est une juste une sensation. Après tout, des barbus aux cheveux savamment décoiffés avec d’épaisses lunettes, on en croise partout dans la rue, surtout aujourd’hui. Il était finalement possible qu’il n’ait jamais croisé ma route. Il me faisait peut être juste penser à cet ami de faculté, avec qui j’avais partageais rire et ivresse, et dont le nom a disparu comme mon passé ? Je le regardais. Chère amie, ma frustration ne disparaissait pas. Qui était cet homme ? Et puis soudain, il leva les yeux vers moi. Nous nous fixions comme deux statues. Son mal être chère amie m’a envahi d’un coup. Un choc comme le retour d’une claque qui aurait mis trop de temps à revenir, au point d’en avoir oublié l’aller. Quand j’eus enfin compris, l’homme avait disparu. Je ne me rappelle que de l’envol d’une nuée d’oiseaux. Cet homme, chère amie, c’était moi et son mal-être portait notre sceau.