Riviera Dream

Riviera Dream a été publiée dans Le Grand Bordel de Cannes ! en 2010, chez Stéphane Million éditeur

Photo : Cannes pendant le Festival en 2009, de Piergiorgio Mariniello  – Wikicommons

C’est entre le cours d’Histoire-Géo et celui de Physique que nous avons eu l’idée. Deux heures à tuer au soleil. Inutile de vous dire que la perspective de réviser nos cours pendant ces heures libres ne nous a même pas effleurés l’esprit. Histoire d’agrémenter cette petite pause, nous avons fait une descente à la supérette pour faire le plein de coca et de chips. Nous sommes revenus dans la cour du lycée. Nous avons déplacé un banc pour l’installer face à la mer. Nous sommes vendredi après-midi, dans la cour du lycée Amiral de Grasse, avec un des plus beaux panoramas de la ville. Ma bande de pote et moi, on en glande pas une. On grille quelques clopes, on dit des conneries, on rigole. On a dix-huit ans et nous occultons demain parce que demain pue la galère.

La Terminale est notre dernière année au bahut. On l’espère en tout cas. Aucun d’entre nous n’a envie de traîner un an de plus ici. On est au mois de mai et les profs nous bassinent sur le thème de « c’est maintenant qu’il faut mettre un coup de collier » ou encore « c’est votre avenir que vous préparez ici ». Entre eux et mes parents, l’avenir, je l’entends en stéréo. Et alors que je suis le premier à vouloir partir et prendre un peu d’indépendance, je n’ai qu’une envie : ne rien foutre. L’avenir se conjugue au négatif quand on allume la télé et le discours des profs n’a rien d’aguichant. On nous encourage à nous battre pour notre réussite. Nous profitons de notre petit cocon. Nous avons des rêves et aucune énergie pour les mettre en pratique. Alors, on est là, à prendre le soleil, face à la mer. C’est le paradoxal système.

Quand nos regards se posent sur l’horizon, nous pouvons voir les toits des maisons, les cyprès et les pins parasols. Là-bas sur la droite, le Tanneron puis Mandelieu et Cannes en allant vers la gauche. Et dire qu’on veut nous faire bosser dans un cadre pareil… Pourtant, on la maudit cette putain de ville. Le lieu de rencontre, c’est le « Provençal » avec sa déco jaunie, ses tables de billards usées et son baby-foot. Et le soir, c’est le « Manneken Pis ». Le seul pub d’ouvert. Le seul pub de Grasse à l’époque.

C’est pour ça que l’idée m’a paru assez dingue sur le coup. On est veille de week-end. Pas un seul de nos parents n’avait eu la bonne idée de se barrer pour la soirée, laissant ainsi libre une des maisons. Jeunes feignants que nous sommes, nous avons envisagé les seules possibilités de sorties dans un environnement proche.

C’est l’arrivée de Bob qui nous a sortis de nos pensées. Il ne s’appelle pas vraiment Bob, mais vu le nombre de joint qu’il s’enquille, on l’a rebaptisé ainsi en hommage à cet autre grand consommateur, Bob Marley. Il a le sourire des grands jours et l’œil étonnamment vif. On a vite compris pourquoi. Il a obtenu le visa pour la liberté, le petit papier rose et la voiture qui va avec. On a compris tout de suite ce que ça voulait dire pour nous : on pouvait enfin mettre les voiles. Bob a proposé de fêter ça, le soir même, au Festival de Cannes.

Le Festival ? Une première pour moi qui ai poussé mon premier cri dans cette ville. Ça vous étonne probablement mais Cannes n’est pas à proprement parler pour moi le paradis. Tout y est cher et on passe sa vie à se faire mater pour savoir dans quelle catégorie on peut nous ranger. C’est pas Sin City, c’est « M’as-tu-vu Land » et si t’as pas le look branchouille, passe ton chemin. Et en période de Festival, ça doit être pire. Je dis « ça doit » parce que j’y suis jamais descendu et que je suis un mec plein d’a priori, mais je ne suis pas le seul. Les gens du coin, ça les gave très vite les bouchons et les Parisiens qui se croient chez eux. Les Américains, les Italiens, les Russes, les Saoudiens, tout ça, on a l’habitude parce qu’ils sont là de février à octobre et qu’ils sont moins nombreux. Et sûrement plus sympa aussi. Les gens du coin ne vont pas Cannes et les Cannois se barrent ou restent tranquillement chez eux en attendant que ça se calme. Cannes en mai, c’est tellement le bordel que ça nous donne un avant-goût des vacances d’été.

On va donc descendre à Cannes, bravant la superficielle tempête du FIF, le Festival International du Film. Pour les sous-titres, quand un mec, Ray-Ban sur la tête, vous dit : « Nan, pas le temps, j’ai le FIF en ce moment », c’est qu’en fait, il va traîner sur la Croisette en espérant croiser un producteur qui va faire de lui une star. Et il finira finalement au bar Caliente, entouré de bimbos à qui il dira qu’il connaît très bien Stallone, tout ça parce qu’il a cru l’apercevoir au bar du Carlton. Bref. J’ai dix-huit ans et je vais me faire une virée avec ma bande dans ce qu’on déteste le plus, et ça nous excite. Et peut-être, on est encore plus excité de savoir qu’à partir de maintenant, « Papa-maman, tu peux m’emmener ? » ça se dira « Bob ».

Bob a hérité d’une Ford Escort blanche toute carrée avec aileron sport à l’arrière, toit ouvrant et pneus à la limite du réglementaire. Attention pas du tuning façon « King of road », mais juste de quoi écouter un peu de musique, avec ballon et boule de pétanque dans le coffre pour les descentes à la plage en fin de journée. Un carrosse pour nous. On y rentre à cinq à l’aise. Et on sait ce à quoi Bob pense quand il regarde sa caisse : les nanas. Et ça nous rend un peu jaloux. Parce que c’est pas avec tes jambes que tu vas les faire rêver nos voisines de vestiaires. Pour emballer, faut offrir le truc en plus : scooter, bagnole, ciné, Mc Do et boîte de nuit… Elles appellent ça la maturité. J’en pinçais grave pour l’une d’entre elles, Lola, mais cette dernière a le mauvais goût de sortir avec un blaireau de vingt-cinq ans qui la trimballe dans une caisse inté- rieur cuir. Le rendez-vous fut donné chez moi pour dix-huit heures. Il faut sortir le grand jeu pour l’événement. Je mets la musique et commence à étudier le placard pour savoir quelle tenue sera la plus appropriée. J’opte pour une veste de costume, héritage d’une céré- monie de mariage l’été précédent, chemise blanche, jeans et chaussures en cuir. Puis je monte à la salle de bain. Tout doit être nickel, de la coupe de cheveux à la dose de parfum en passant par le choix de la montre et de la ceinture.

J’ai la mauvaise idée de me raser, résultat, je pisse le sang de partout. Je passe un moment dans la salle de bain à essayer de nettoyer tout ça, et à faire disparaître ce vilain bouton bien dégueu. Il fallait qu’il débarque aujourd’hui sur ma gueule celui-là. J’arrange chaque mèche. Putain, la classe. Je sors de la salle de bain, mon père me croise et éclate de rire. « Ben quoi qu’est-ce qu’il y a ? Non, non rien, tu es très chic ». Il se fout de moi, je crois bien. J’entends la voix de ma mère en bas des escaliers de la maison. Mes potes arrivent. Un dernier coup d’œil dans la glace. Je crois que c’est bon, j’ai jamais été aussi bien. Je flippe un peu quand même de ce qui pourrait se passer ce soir. Je suis pas à l’aise avec les sauts dans l’inconnu.

Je descends. La voiture est garée devant la maison prête à partir et tous mes potes sont là. « Putain, tu t’es fait beau ! ». Ben ouais les gars, on descend à Cannes quand même. « Allez, en voiture les frimeurs » me balance ma mère, et « soyez prudent ». Ouais c’est ça. Bonne soirée. On est parti, ça y est. La sono de la bagnole crache ce qu’il faut : Cypress Hill et Wu Tang Clan à fond dans les haut-parleurs. Les gens qu’on croise pourraient même se demander si on n’avance pas juste grâce au souffle de la musique. On en jette. On le croit. On file à fond de cinquième sur la voie rapide direction la mer. C’est l’euphorie dans la bagnole ; ça crame des clopes, fenêtres ouvertes et toit ouvrant. La voie de gauche est à nous. Bob roule plutôt bien pour un mec qui vient d’avoir son permis. MouansSartoux, Mougins, on laisse tout ça derrière nous : les parents, le lycée et qu’est-ce que tu vas faire plus tard. J’en sais rien de ce que je vais faire plus tard, je veux faire du pognon, je veux être avocat d’affaire et séduire Lola, qu’elle se débarrasse de son mec et de sa bagnole toute pourrie. Je fais des rêves en grand sur écran géant.

On descend boulevard Carnot, enfilade de feu rouge, des bagnoles partout et on diffuse du rap US à tous ceux qui ont le malheur de passer à côté de nous. Chacun jette un regard façon John Mc Lane dans les Die Hard à nos voisins de bouchons. Et on fume comme Pacino dans Heat. On se fait notre cinéma. La descente de Carnot prend des plombes mais on finit par arriver au parking de la gare. Ça y est, on y est. On approche de la rue d’Antibes, on est plus très loin du but. On le sait parce que ça grouille de bimbos, de flambeurs, de mecs badgés, de vieilles peaux habillées comme des gamines de seize ans et des clones d’employés de la Croisière s’amuse, de vieux beaux en cabriolets. On file vers la Croisette et ses palmiers…

Des grandes affiches de films, qui vont sortir ou qui aimeraient bien, s’étalent sur les hôtels, des flics partout, des top model ici et là, des vitrines de luxes. Les Porsche, les Lamborghini, les Hummer, les Ferrari s’alignent entre deux limousines officielles. La plage de la Croisette n’est qu’une longue bande blanche de tentes pour les soirées auxquelles on aura pas accès, tout juste si on peut approcher le plateau de Canal +. Tout le monde se bouscule pour être dans l’axe de la caméra. être vu pour exister. Pour l’instant, on en prend pleins les yeux.

Il va falloir d’abord déguster la note du bar pour comprendre que les mecs qui viennent au Festival ne jouent pas dans la même cour, que si tu veux rentrer en soirée t’as a intérêt à avoir le bon badge autour du cou, et qu’il faut apprécier d’être coincer contre des barrières en fer pendant des heures pour espérer apercevoir une semivedette. Parce que les vraies stars crèchent à l’Eden Roc et sont protégées. Tout le monde se colle aux vitres des limousines pour apercevoir une ombre. On comprend très vite le truc, et on crie des noms de stars au hasard. Tout le monde rapplique pour rien en « shootant » le moindre gars en costard en criant : « c’est qui ? ».

C’est le crépuscule et ils sont tous autour du bunker à attendre le messie. La montée des marches, celle des escabeaux avec antivol pour être au-dessus de la mêlée et se rapprocher du ciel. Je commence à trouver ça agaçant. Ils m’énervent tous ces fanatiques. La nuit tombe et on essaie de rentrer en boîte. « Ah non, les gars, n’entrent que les couples, désolé… » Connard. Si t’aimes les séances d’humiliations tu peux attendre à regarder les autres rentrer. Moi, désolé les gars, je me casse. On marche le long de la Croisette et sous les tentes en-dessous, ça mange des petits fours en rigolant, en buvant du champagne, et on les regarde. Là Machin Almodovar qui se gave de petits fours et là c’est qui déjà cette nana ? Trop bonne, je crois que c’est celle qui fait la météo. En fait, ici, c’est le zoo. Ça me dégoûte.

On voulait voir des stars de près. On a pas été déçu. Jean Claude Van Damme qui passe avec une playmate à son bras. Il salue les gens genre je suis trop connu. En fait, il se fait traiter d’enculé par deux jeunes qui passaient par là, un « elle est trop bonne ta meuf » fuse dans la foule, et l’autre débile sourit en secouant la main, avant de rentrer dans un hôtel gardé par des cerbères à oreillettes.

Je me sens de moins en moins à ma place. Je pense à Lola. Au dernier étage du Noga Hilton, ça fait la fête. Les miettes, laissez, c’est pour nous. On saura juste que le dj est un gros naze qui enchaîne des trucs à la mode, et qu’ils n’avaient que des lumières mauves pour mettre l’ambiance. On est un peu aigri. J’allume ma cigarette pour me donner un peu de contenance, façon Eastwood, et on part se payer un Mc Do.

Ça défile devant le Jimmy’z mais pareil, ça nous concerne pas. On a dix-huit ans et on flatte l’ego d’une brochette de gens qu’on connaît même pas. On n’existe pas. En fait ici, c’est les quinze jours de congés payés du cinéma. On est jaloux de ne pas pouvoir faire comme eux mais on ne veut pas se l’avouer. La sortie tourne en séance de gestion de la frustration.

Roulage de joint sur la Croisette, il est trois heures du mat et c’est probablement notre soirée la plus pourrie. Il y a plein d’étoiles dans le ciel, en tout cas bien plus que dans cette ville. On s’est trouvé un coin tranquille, avec un bout de sable et personne ne dit rien. Venir ici en pensant qu’on était des grands, et repartir en se sentant inexistant. « On les emmerde » semble dire le regard de Bob. Ma veste est toute froissée et j’ai mal aux pieds. Le joint tourne et on écoute le bruit des vagues. Il n’y a presque plus personne là où on se trouve. Un peu plus loin sur la plage, il y a une fête. Le joint tourne, et on ne parle plus. En fait, on aimerait bien vivre la vie de ces gens-là, pas les regarder vivre. Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous, après tout ? On repense à Van Damme et on éclate de rire. En fait, on a bien de fait de venir. Sinon, on aurait pu penser toute notre vie que le Festival de Cannes est un truc génial où l’on côtoie des vedettes. En fait, de vedette, on a vu une miss météo, et puis… en fait, rien. Au loin, une fête sur un bateau, ça crie, ça rigole. On regarde ça en silence.

J’ai dix-huit ans et je ne sais pas ce que je veux faire plus tard ni où je vais. Les lumières de la ville ont laissé place aux ombres sur la route du retour. Je pense à Lola. Je suis un passager dans la nuit et j’espère que l’aube ne tardera pas trop.

Gaudéric Grauby-Vermeil