L’ami perdu

L’ami perdu

J’ai écrit cette nouvelle au mois de mars 2018, pour ma seconde participation au concours de nouvelles pour les Rencontres culturelles d’AltaLeghje en Corse. Le thème était « La montagne »… La voici.

«Une foutue montagne, mon gars ! Elle a avalé cet homme ! Aussi sûr qu’il n’y a qu’une rue dans ce village !». La sentence, grave, avait tonné dans la voix du propriétaire du café. « Pour sûr qu’elle a pris Lucas, pour sûr… Et si vous ne me croyez pas, Georges va vous le confirmer quand il va revenir». C’est pour cette histoire que j’étais arrivé par la route départementale. Mon préhistorique break Volvo avait puisé dans ses dernières ressources pour franchir les deux cols. Au sortir de la forêt s’était offert à mon regard un paysage identique à celui des plaquettes de beurre, avec au loin un village et son clocher, le tout dominé par une montagne. Un collègue, qui y avait passé des vacances quelques mois plus tôt, m’avait raconté un fait divers qui m’avait interpellé. Je me trouvais en manque d’histoires à raconter. Pour contrer l’angoisse de la page blanche, je me rabattais sur cette légende locale, derrière laquelle, sûrement, se cachait une histoire bien banale, mais au cas où…

Je garais ma voiture sur la place du village et me dirigeais vers l’unique grand rue, qui montait vers une église austère. Église qui s’interposait entre la montagne et moi. Et je commençais mon enquête par le lieu où toutes les infos se croisent : le café. Un type aussi balèze et aimable qu’un ours m’avait servi un pastis quasi pur dans un verre Duralex. Et s’il avait d’abord hésité à me répondre, il avait fini par me lâcher ce que je voulais entendre, avec une certaine jouissance : cette montagne à priori inoffensive avait bel et bien fait disparaître un type par une belle journée de juillet. Le fameux Georges dont le tenancier me parlait était l’autre type, celui qui était revenu. Et depuis dix ans chaque jour, Georges montait chercher une trace de son compère disparu. Le soir tombait justement et il n’allait pas tarder à revenir. J’allais l’attendre dehors, histoire de dissoudre par une petite marche l’alcool pur passé dans mes veines. Elle fut rapide. En effet, une seule grand rue qui monte, quelques commerces miraculés, des maisons grises aux volets clos, attendant des jours meilleurs pour se réveiller, et des chiens et des chats qui allaient et venaient. On pouvait entendre les grillons dans les champs alentours. Une douce lumière baignait le village. Le temps s’était suspendu. Plus une brise, ni un chant d’oiseau. La cloche de l’église a sonné l’angélus. Il était sept heures passé . J’ai vu mon rendez-vous s’approcher, tête baissée, bâton de marche à la main, cheveux et barbe hirsutes…Un fou sorti de nul part. Un esprit de la forêt.

«Les gendarmes l’ont soupçonné longtemps et même encore aujourd’hui, on se demande si c’est pas lui qui a poussé Lucas dans un ravin » avait soufflé le patron derrière son bar en se penchant vers moi, pour que d’autres clients qui n’étaient pas là ne puissent pas l’entendre. Georges, les yeux dans le vague et la peau tannée par le soleil ne m’a pas souri quand je l’ai accosté, mais sans hésiter, il m’a invité à m’asseoir près de la fontaine. Je crois qu’il trouvait rassurant de pouvoir raconter son histoire à qui voudrait l’entendre. « C’est moi qui ai prévenu la gendarmerie. Le jour même, quand j’ai enfin retrouvé le chemin pour descendre. Depuis que je suis enfant, je vois cette montagne, plein de gens la montent et la descendent en été. Même si elle change d’humeur avec la météo, ça n’a jamais été l’Everest, vous comprenez ? ».

Ses yeux sombres ne se détachaient plus des miens. J’acquiesçai. Il reprit. « Lucas c’était un copain, un vrai. Avec un cœur gros comme ça, qui me laissait toujours 20 mètres derrière quand on partait. Je revois encore son sac à dos rouge et gris. Il est gravé dans ma mémoire, parce que c’est tout ce que je voyais de lui quand nous partions, son sac à dos rouge. Il buvait et fumait comme moi, mais une fois lancé, il distançait tout ce qui bouge. On était partis dans l’après-midi. Le chemin est facile jusqu’à l’approche du sommet mais il est long. Mais une fois là-haut, j’ai senti la brume et j’ai voulu faire demi-tour. Non qu’il m’a dit. Et qu’on verra rien, je lui ai répondu. Têtu comme une bourrique. Mais j’y suis allé. C’était… C’était comme un frère. Vous comprenez ? » Je hochais simplement la tête. « Une fois là-haut, évidemment, on voyait pas à 2 mètres devant nos pieds et ce putain de chemin était balisé toutes les morts d’évêques. Pour redescendre par le nord, c’était comme les pâturages pour les bêtes, mais en pente douce et sans repère. Et par le sud, de la caillasse glissante  en pente raide. On a pris le nord, Il est parti devant, comme d’habitude. Moi, j’ai failli tomber dans un trou. On entendait les cloches des vaches au loin mais avec l’écho, impossible de savoir où elles étaient. Je voyais son sac à dos rouge comme un phare et le son de sa voix. Je faisais pas le malin. Et puis il s’est retourné pour me parler. Bon dieu, j’en suis certain : il m’a souri et il m’a dit on va rebrousser chemin. Et j’ai vu la brume se refermer sur lui. D’un coup. Comme je vous vois. J’ai pas compris tout de suite. Je l’ai appelé, marché dans la direction où je l’avais vu. J’ai eu peur, à m’en pisser dessus. J’ai tourné 3 heures et je sentais le jour tomber. J’ai quand même retrouvé le chemin et je suis rentré. Arrivé en bas, la brume avait disparu. J’ai prévenu les gendarmes. Hélico, chiens,… On l’a cherché des jours et des jours. Pas de corps, pas de sac rouge. Pas une empreinte de pas dans une bouse. Comme si il avait jamais existé… Pourtant, j’ai continué à chercher… »

Il y eut un long silence. Il regardait l’eau qui coulait de la fontaine. Je lui ai demandé s’il y allait tous les jours, là-haut. Il a fait oui de la tête. Quand je lui ai demandé si depuis dix ans, il ne s’était pas fait une raison, il m’a répondu : « Lucas est là-haut. Je le sais et je le trouverai ». Quand je lui ai demandé si il pouvait m’y emmener à l’occasion, il m’a répondu d’un grognement que j’ai pris pour un peut-être. Il est rentré chez lui, tête basse. Ce soir, là, j’ai pris une chambre au-dessus du café car la brume descendait sur le village.

© Gaudéris Grauby-Vermeil compte Instagram @gauderic7

photo © Gaudéric Grauby-Vermeil / Instagram @gauderic7
Des ballons et des potes

Des ballons et des potes

Des ballons et des potes a été publiée dans Bordel Foot en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

 

Nous venions de passer trois heures attablés à l’ombre du tilleul, avec pour horizon les oliviers qui se détachaient sur un ciel bleu vif. Les brochettes, les keftés, le kisir, la salade de tomates citronnée et le vin rouge avaient été servis en grande quantité. Nous avions ouvert grand les baies vitrées de la maison, et la vieille chaîne hifi nous envoyait du fond du salon le contenu de nos vieilles compilations datant d’une autre époque. C’était le milieu des vacances, et le temps ne se comptait qu’en mesure de siestes, d’apéros, de piscine, de balades, et ainsi de suite jusque tard dans la nuit, quand la chaleur nous laissait un peu de répit pour nous endormir. Les enfants des uns et des autres avaient rejoint les chambres pour faire la sieste. Et nous digérions tranquillement notre pantagruélique déjeuner, dans un silence recueilli, assis autour de la grande table.

Nous regardions juste le paysage, et nous nous laissions bercer par
les voix des femmes qui discutaient. J’appréciais ces instants où le
temps semblait s’arrêter. Je me sentais comme dans une bulle où rien ne pouvait arriver que des choses douces et agréables.

C’est Pierre, le premier, qui rompit le calme autour de la table : « On
se fait une petit foot les gars ? » Il nous observait les uns les autres, attendant que nous acceptions de relever son défi. La proposition n’emballa personne. Et comme notre réponse se faisait attendre, il nous montra son impatience en nous prenant à partie à tour de rôle pour nous embrigader dans le jeu. Il essaya d’abord de nous amadouer avec des «Mon Titi», «Allez mon ptit Thom», «Polo un petit
foot tranquille?». Il était toujours amusant de voir ce grand gaillard
d’un mètre quatre-vingt-dix prendre une voix douce, tout ça pour
aller jouer. Les adultes restaient toujours des enfants. Quelques
réponses se firent entendre mollement: « Il fait trop chaud», « Je
me ferais bien une tite sieste avant », «Bof»…

Autant vous dire que la voix douce de notre ami Pierrot se raffermit
tout à coup. Nous nous fîmes traiter de larves, de lopettes, qu’on
pourrait se bouger le cul de temps en temps. Le copieux repas et
les bouteilles de Corbières, qui nous avaient accompagnés depuis
l’apéro, nous avaient passablement assommés. Pas lui. Il n’abandonnait pas devant notre paresse : «Allez, bande de loques, on se le fait ce foot ?? »

J’observais les uns les autres. Polo somnolait sur le transat. Julien
avait rapporté à table le sixième tome d’une saga de science-fiction
commencée au début de l’été. Hervé s’amusait, avec son nouvel appareil, à faire des photos de Cyril, qui restait impassible, le bob de sa fille vissé sur la tête. Quant à moi, je terminais ma cigarette, attendant que quelqu’un prenne une décision. Quant aux femmes, elles poursuivaient leur conversation, nous prenant parfois à témoin. Elles savaient qu’elles n’étaient pas conviées à la partie et ne voyaient
pas l’intérêt de prendre part au débat. L’attente devenait insupportable pour notre ami Pierrot qui finit par nous lâcher un « Faites chier les gars…» désabusé.

J’éteignais ma cigarette dans le cendrier, tout en me redressant sur
ma chaise. Avec la chaleur, l’effort me parut surhumain et je regrettais par avance ce que j’allais dire : «Ok Pierrot, on se fait un foot, mais tu fais le café d’abord. » J’obtins un succès d’estime rapport au café, très vite rattrapé par Sophie qui se dévoua pour nous préparer le breuvage demandé.

L’un d’entre nous ayant accepté la partie, les autres suivirent plus
facilement. Nous avons donc quitté la table de la terrasse avec toute
l’énergie dont nous étions capables : celle du macaroni trop cuit.
Il faisait quand même chaud pour ce genre d’activité. Cyril bailla à
gorge déployée pour se réveiller, et le petit groupe se retrouva au
milieu du jardin. Il fallut choisir l’endroit, délimiter le terrain, et, récupérer le ballon caché au fond d’un coffre d’une des voitures.

Nous n’étions pas assez nombreux pour faire une partie classique.
Et il fut décidé à la majorité que nous jouerions une allemande. Une
« allemande » donc, c’est une partie de foot resserrée. Où les
réglementations de l’UEFA n’ont pas cours et où l’arbitrage est en
autogestion. Ici c’est la règle du chacun pour soi. Chaque joueur
démarre le jeu avec une valeur de point définie avant le début de
la partie. Celui qui conserve au mieux cette valeur gagne le match.

Pour jouer et marquer des buts, il vous faut savoir jongler. En effet, vous ne pouvez tirer que si l’on vous fait une passe en jongle, et
que vous réussissez à jongler à votre tour. Vous suivez ?

En ce qui me concerne, il m’a fallu du temps. Et puis je ne suis pas
le plus sportif du groupe. La preuve: en gym, je me traînais deux
de moyenne au lycée, et des mots d’excuses en veux-tu en voilà.

Mais je m’égare. Quand le gardien encaisse un but, il perd de son
capital point. Mais pas un point par but. Le nombre de points
perdus varie en fonction de la façon dont il a été marqué. Un simple
coup de pied n’aura pas la même valeur qu’une tête ou un lobe par
exemple. Si vous perdez le ballon lors d’une action, un dribble, un
jongle… vous prenez la place de gardien. Inversement, le gardien
peut reprendre place dans le jeu, si lors du dégagement, il oblige
un des joueurs à faire une faute et perdre le contrôle du ballon.

La technique la plus souvent utilisée est le shoot violent dans le
dos… Peuvent être également visées: les côtes, voire les parties sous
la ceinture pour les moins chanceux. Ainsi à chaque dégagement,
l’équipe sur le terrain court dans tous les sens pour éviter le projectile. De préférence, il vaut mieux utiliser des ballons en mousse.

Quant à pourquoi dit-on «une allemande », ne me demandez pas. Je n’en ai pas la moindre idée. La tradition de « l’allemande » remonte aux années lycée aussi loin que je me souvienne. Peu importe la soirée, la journée, dans la cour, dans les fêtes chez les uns ou chez les autres, si un ballon avait le malheur de traîner dans les parages, il était bon pour y passer. Chaque fois, nous n’échappions pas à cette coutume de nous confronter les uns aux autres, comme pour mesurer notre
capacité à surpasser l’autre, un ballon au pied. C’était toujours plus
amusant que de réviser ses cours.

Déjà tout petit, nous nous rêvions partenaires d’Olive et Tom, frappant
le ballon avec force, pour faire trembler les filets et impressionner les filles. Nos idoles s’appelaient Cantona, Papin, Wadle, Boli, Raï,
Romario et bien sûr Maradona. Le moindre bout de terrain en terre,
bitume ou en gravillon était notre terrain de jeu. Avec les années,
évidemment, les tacles, les coups d’épaules se faisaient moins vio-
lents. Mais les parties s’endiablaient toujours, jusqu’à que nous
tombions de fatigue, souvent au coucher du soleil et l’appel à la
table par nos parents.

Le ballon rond est un compagnon formidable. Il est capable d’occuper des heures durant une troupe de mecs. Il crée un lien entre les
nouveaux venus dans la bande et les anciens. Il permet de gagner
ou de perdre des galons au sein d’un groupe. Et pour l’anecdote,
il était également d’une grande aide, lors de nos vacances en
camping, pour draguer les jolies touristes hollandaises qui passaient à proximité. Le tout était de bien viser. Les concours de jongles n’étaient pas en reste, mais n’engageaient qu’une personne à la fois, laissant aux autres le soin de s’entraîner à la pétanque. C’était aussi un bel objet de discorde. Combien d’engueulades, combien de prises de tête avons-nous vécu ? Aucun d’entre nous ne serait capable de le dire. Mais ces fâcheries ne duraient jamais bien longtemps.

À ce jeu, les femmes de notre bande étaient insensibles, et il restait
notre dernier bastion, exclusivement masculin. Ainsi, nos compagnes et amies préféraient nous regarder, se moquer, parler de nous profitant de notre absence d’attention à leur égard. Sans les enfants au milieu, nous pouvions maintenant nous permettre coups bas et langage fleuri.

Ces matchs sont l’occasion de régler quelques comptes que l’amitié,
aussi forte soit-elle ne résout pas. Un coup vache à l’adversaire est
une façon de lui rappeler qui domine l’autre, ou que la crasse de
l’autre jour n’est toujours pas digérée. Bizarrement, nous n’avions jamais joué de tour de vaisselle ou de ménage lors de nos parties.
Peut-être avions-nous peur de nous retrouver collés à chaque fois?

Ainsi donc nous voici, vaillants gladiateurs trentenaires en pleine
digestion, sous un soleil de plomb, pour certains en tongs, pour
d’autres clope au bec, prêts à s’affronter dans un match sans pitié,
digne des plus grandes finales de Coupe du monde, avec les encouragements des cigales, hurlant leur joie comme le plus beau des
publics. Et nous voilà partis, dans nos premières actions.

Je vous passe rapidement ce moment de la partie, car il s’agissait
là d’un échauffement, pour rester poli. Le gardien lui-même était
plus occupé à nous regarder nous escrimer à faire des passes correctes, qu’à arrêter nos tirs cadrés. Et les plantes du jardin devaient
prier pour ne pas finir en compost avant la fin de la journée.

Il faut dire que nous étions un peu rouillés. Nous ne jouions plus autant qu’avant. La vie de bureau, le manque de partenaires et pour certains la vie urbaine, ne se prêtaient pas à la pratique de ce sport.

Me voilà dans les cages. Je m’y suis retrouvé rapidement. Le contrôle
du ballon n’était pas aisé. Et je m’enfonçais des petits cailloux
dans la plante des pieds à chaque déplacement. Pierrot de toutes ses
forces m’envoya le ballon dans la tête. Superbe arrêt malgré moi…

Il explosa de rire et tenta entre deux hoquets de s’excuser, pendant
que je me remettais. Je profitai d’un instant d’inattention pour lui
dégager le ballon direct sur la tronche. Loupé. Les géraniums, eux,
risquaient de ne pas s’en remettre. Hervé tenta de jongler tant bien
que mal, mais la taille du terrain n’était pas adaptée à ses grandes
jambes. Il finit par passer le ballon à Polo dans un geste technique
digne d’un joueur brésilien. Et Polo en profita pour tirer… à côté.
En tant qu’auteur du tir, il fut missionné pour récupérer le ballon
dans la haie. Il gagna par la même action la place de gardien. On en profita pour faire une pause. La partie durait depuis déjà cinq bonnes minutes et nous transpirions déjà à grosses gouttes.

Le ballon rejoignit à nouveau l’aire de jeu, la partie pouvait reprendre. Cyril récupéra le ballon et tenta de le dégager vers moi, mais Hervé qui mesurait une tête et demie de plus le récupéra. Polo se retrouva en pleine ligne de mire, il s’attendait au boulet de canon, mais le fourbe de Julien le feinta et le loba. But. Pendant que tout le monde discutait la valeur du but, j’en profitai pour abandonner mes tongs.

Geste que je regrettai très vite. Ces dernières ne me protégeaient
pas des cailloux mais c’était mieux que rien. Et puis j’ai toujours
eu deux pieds gauches au foot. C’est embêtant pour un droitier.
C’est pour ça que, dans les parties classiques, la place de gardien
m’avait toujours convenu. L’énorme avantage du poste, c’est que si
on arrête le ballon, on est le héros de l’équipe. Et s’il passe, vous
pouvez pourrir vos défenseurs en leur disant qu’ils ne font pas leur
boulot correctement.

La partie se poursuivit à coup de tirs non cadrés, de dribbles, de
pertes d’équilibre, de chutes, de fous rire, de moqueries… Je me
retrouvai à nouveau dans les cages et je voyais descendre en flèche
mon capital point. Heureusement d’ailleurs car cette chaleur me flinguait toute envie de continuer. J’attendais avec une certaine
impatience la fin de la partie, rêvant à une sieste paisible et à un verre de rosé bien frais. Après tout, il fallait bien garder des forces pour la partie que nous jouerions le soir.

En nous regardant jouer comme nous l’avons toujours fait depuis que nous nous connaissons, je me demandai s’il en serait de même dans trente ou quarante ans, quand nous serions des grands-pères. Est-ce que des infirmières nous courraient après, alors qu’armés de nos déambulateurs nous ferions une allemande dans le hall d’entrée de la maison de retraite? Je nous le souhaitais vivement en tout cas.

 

Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon

Caravelle Saïgon a été publiée dans Bordel Made in China en 2012 chez Stéphane Million éditeur.

couverture Bordel Made in China – 2012

En temps normal, Brel, j’avais du mal. Alors Brel au réveil, un jour de pluie à Paris en plein mois de juillet par seize degrés, c’était au dessus de mes forces. Apparemment, il y en a un que ça ne dérangeait pas ce matin-là. Mon colocataire balançait la complainte du Belge à fond les ballons dans l’appartement. J’étais en train de rêver d’une superbe créature à la peau cuivrée, sorte de déesse aux yeux aussi clairs que le bleu du lagon. Elle m’invitait à la rejoindre sur une plage de bout du monde. Tout cela me semblait si réel que je pouvais même ressentir la chaleur du fin sable blanc sous la plante de mes pieds. Et en quelques secondes, un malotru vous transformait une île paradisiaque en plat pays pluvieux. J’ai entrouvert les yeux. Même le grand Jacques avait choisi de s’installer aux Marquises. Le type n’était pas fou. Ce matin, je vous le jure, il y avait des tartes qui se perdaient. Le réveil affichait en rouge, et dans un design très années quatre-vingt, un très beau sept heures. Pour un samedi c’était dur. Mais je n’ai rien dit. Mon voisin de chambrée avait une bonne raison de nous faire lever aux aurores. Je regrettais néanmoins qu’il ne soit pas vraiment porté sur Melody Gardot ou les Rolling Stones ces derniers temps. Par obligation, je me tirais hors du canapé-lit, les yeux bouffis et les cheveux en bataille. Je réajustais le plus élégamment possible mon caleçon et j’enfilais un tee-shirt qui traînait là.

Avec Camille, nous vivions depuis deux ans dans le quartier chinois, dans le treizième arrondissement. Nous étions les heureux locataires d’un trente mètres carrés avenue de Choisy. Trente mètres carrés à deux, c’était pas énorme. Mais ça faisait quand même quinze mètres carrés chacun. Se loger convenablement à la capitale n’était pas chose aisée. Avant de trouver la perle rare, nous avions visité toutes sortes de cages dont même les poules ne voudraient pas, des clapiers insalubres, le tout à un prix digne du budget de la NASA. Avec une vraie salle de bain, des WC dans l’appart et une cuisine qui n’était pas un ancien placard, nous considérions donc notre trouvaille comme confortable. Notre palais se situait au-dessus d’un restaurant asiatique «La Caravelle Saïgon». Et là, lecteur pointilleux, je sais ce que tu te dis. Ce nom-là ne sonne pas très chinois. Je te répondrai alors que le quartier chinois n’est pas très chinois non plus. C’est Pékin, Hanoï et Bangkok réunies entre deux avenues. Dans ce quartier, les restaurants japonais sont tenus par des Coréens. Tous les déracinés de l’Asie se sont donné rendez-vous ici. L’instinct grégaire est aussi humain. Et ils avaient créé ici un souvenir de là-bas. Ce n’était plus la Seine qui coulait sur les rives du treizième mais bien le Yang Tsé Kiang. Et il en était de même dans tous les Chinatown du monde.

«Caravelle Saïgon», faut dire que ça sonnait chic, même si ça n’avait pas pesé bien lourd dans le choix de l’appartement. J’aimais le côté exotique que cela donnait à notre adresse. Rien qu’en le prononçant ça respirait l’Indochine et les fumeries d’opium. C’était OSS 117 et la IVe République dans vos assiettes. Rien qu’à la lecture de l’enseigne bleue et blanche, je pouvais presque apercevoir les rizières et la brume s’accrochant dans les vertes montagnes. Si Michel Sardou avait chanté l’Asie, il aurait écrit «Caravelle Saïgon ». De fait, nous avions rebaptisé notre appartement du nom de l’établissement sus-cité. Et je dois vous faire un aveu: nous n’y avons jamais pris un repas. D’autre part, nous n’avions pas poussé le vice à faire une déco type restaurant asiatique. Nous avions des limites. Et puis les odeurs de soupe qui remontaient nous mettaient déjà dans l’ambiance. J’avais quand même, un jour de folie sûrement, acheté un énorme Maneki Neko d’un mètre qui trônait désormais dans l’entrée. Vous savez, ces gros chats de porcelaine qui sont censés vous porter chance.

Comme nos voisins de quartier, nous étions loin de notre terre d’origine. Nous avions quitté notre bord de mer. Nous avions fait un bras d’honneur à nos chères études et nous avions réussi à convaincre nos parents de nous financer l’expédition. Nous étions bien décidés à conquérir Paris comme le disait la chanson. Nous allions bientôt découvrir que nous n’étions pas les seuls et que les bonnes places étaient rares. Comme nos voisins, nous avions choisi de vivre entre «exilés» pour rendre plus doux l’éloignement et se sentir chez nous.

Mais revenons à notre frais samedi matin de juillet. Mon coloc, Camille, était donc attablé à la cuisine, le nez plongé dans son bol de café. Une cigarette mourait à petit feu dans le cendrier. Il arborait son tee-shirt des bons jours «I love rien, je suis parisien». Entre deux gorgés de caféine, il fixait les carreaux. Je lui avais demandé de nettoyer ces derniers, il y avait de cela un mois peut-être. J’espérais un instant qu’il se décide à les frotter énergiquement, en cadeau d’adieu. Le principe qui gouvernait notre colocation était le suivant: il salit, je nettoie. J’avais beau faire, rien ne venait perturber cette tradition. Cette devise aurait pu être au fronton de notre porte d’entrée.

J’ai demandé à l’ami Ricoré de me servir un café et me suis enquis de son état moral, rapport à Brel, ce à quoi il m’a répondu «Mouais, ça va». J’étais moyennement convaincu par son explication. Il avait la tête des mauvais jours. Quand nous avons débuté notre aventure, nous nous étions promis que nous ne rentrerions qu’avec le succès en poche. L’échec de nos projets était interdit. Mais son départ ce matin me laissait un goût plus amer que celui du café. Certes, c’était son choix, mais je le vivais avec lui. Nous n’avions pas connu la gloire espérée. Lui avait tenté l’aventure cinématographique, les castings, les lectures de scénarios, les pièces de théâtre. Il espérait trouver un réalisateur qui magnifierait son talent. Il se voyait en nouveau Dewaere. Au bout de deux ans, il avait finalement atterri chez H&M comme vendeur. Quant à moi ce n’était guère plus reluisant. J’ambitionnais de devenir grand journaliste. Je me rêvais prix Pulitzer, dénonçant les horreurs de notre société, pointant de ma plume les injustices de notre monde. Et c’est l’enseigne à la double arche dorée qui m’avait ouvert grand les bras. Il fallait bien manger, et je ne pouvais ni compter sur un apprenti comédien, ni sur le bon cœur des directeurs de rédaction pour nous financer. On pouvait dire qu’ils étaient mignons les deux Rastignac qui voulaient prendre Paris à bras-le-corps.

Sur notre relation, je pense pouvoir dire que Camille et moi, on s’adorait et on ne se supportait plus. Ma frustration était le miroir de la sienne. Nous vivions depuis trop longtemps dans cette promiscuité, digne d’un campement militaire, sans aucune échappatoire, ni pour l’un, ni pour l’autre. Mais ça nous avait permis de tenir dans le rythme effréné de la ville.

Et maintenant, ce salopard s’apprêtait à quitter la carlingue de notre caravelle. Je perdais mon copilote. Il avait craqué. Fuck Paris, fuck le cinéma avait-il balancé vers quatre heures du matin, une semaine auparavant, l’haleine chargée de whisky coca. La conséquence directe de ses paroles courtes mais lourdes de sens étaient les suivantes : ses sacs et ses cartons s’étaient empilés depuis la veille au soir dans les quelques espaces vides de l’appartement.

Une fois que lui et ses paquets ne seraient plus là, je n’aurais plus personne sur qui râler, ni m’épancher. Plus personne pour partager des fous rires. Je ne pourrai plus être le soutien nécessaire dont il pouvait avoir besoin et inversement. Plus personne pour disserter sur le décolleté d’une cliente ou de cette inconnue callipyge croisée dans le métro. Je serai seul pour boire mes bières et manger mes pizzas. Je ne pourrai plus lui en vouloir de sauter ses conquêtes dans mon lit dès que je m’absentais. Je n’écouterai plus ses craintes de l’avenir. Il n’écouterait plus les miennes. Il avait le mal du pays ce con. Et moi, il pensait que je ne l’avais pas peut-être ?

Un pote allait arriver avec une camionnette pour charger la cargaison direction le sud. Et nous l’attendions silencieusement. Aucun de nous deux ne savait trop quoi dire. Et à vrai dire ça valait mieux. J’ai coupé la chique à Brel pour mettre la radio. Amy Winehouse prit alors le relais… Décidément, dans notre monde moderne, les morts ne nous laissaient jamais en paix. Camille m’a demandé ce que j’allais faire aujourd’hui. C’était la première fois qu’il me posait la question depuis six mois. J’ai caché ma surprise tant bien que mal. J’ai avalé une gorgée de café. «Je vais t’aider à charger ta charrette, enfoiré», ai-je lâché. Il a souri. Je me suis marré. Cela faisait longtemps que ce n’était pas arrivé.

Mais je n’avais pas vraiment de réponse quant au fond de sa question. Qu’est-ce que j’allais faire une fois qu’il se serait envolé ? On se connaissait depuis toujours. Nous avions usé nos jeans sur les bancs de la fac. Et puis deux ans de vie commune, ça crée des liens. Je n’avais pas de secret pour lui. Je lisais en lui comme un livre ouvert. Et il m’était inutile d’essayer de lui cacher quelque chose. Ce n’était plus un pote, c’était un double. Nous étions des partenaires, des frères. J’étais Roger Murtaugh, il était Martin Riggs. Si un des membres du duo disparaissait, il n’y aurait plus d’«Arme Fatale». Notre colocation, notre amitié, c’était pareil.

J’ai rappuyé sur le bouton de la chaîne hi-fi. David Bowie a pris le relais. Sa voix suave rendait tout à coup la pluie plus sexy, l’ambiance plus légère. Et «China Girl » était ce que j’avais trouvé de plus local. Sous l’Union Jack, les années quatre-vingt se voulaient joyeuses et postcolonialistes. Même si à l’époque de cette chanson, Hong Kong était toujours sous les jupes de la reine d’Angleterre. Venant de la place d’Italie, la camionnette, blanche et un peu cabossée, est finalement arrivée en bas de l’immeuble. Je l’ai regardé se garer avec un pincement au cœur. Ça fusait dans ma tête. Je n’étais pas sûr d’avoir trouvé ce que j’étais venu chercher, c’est à dire la gloire et les paillettes. Je n’avais récolté que du gras de burger et un compte en banque aussi rouge que le logo de mon employeur. Alors se posait la question: et si je partais moi aussi ? Si je laissais tout derrière moi ? Après tout que se passerait-il de grave? Camille avait trouvé la force de dire stop. Est-ce que je pouvais le faire moi aussi ? Malheureusement, je suis courageux mais pas téméraire. Je ne ferai pas partie de ce voyage-là.

Le ballet entre le troisième étage et la rue commençait. Des cartons de livres, des sacs de fringues et beaucoup de souvenirs immaté- riels s’entassaient à l’arrière. Quand nous nous sommes installés, notre premier meuble était un carton. C’était notre table de nuit, notre table pour manger, un bureau improvisé. Deux matelas nous servaient de canapés, de lits. Ni télé, ni radio pour nous accompagner mais un ordinateur quand même. Entre deux chargements, nous nous sommes mis à évoquer des souvenirs, des aventures de ses deux ans passés. Je l’avais initié à l’art du repassage, il m’avait fait découvrir le rap US et les Simpsons. C’est marrant comme, quand on arrive à la fin d’une histoire, ce sont les bons moments qui reviennent. J’avais l’impression gênante que mon ex-femme se faisait la malle en présence de son avocat. Un divorce sans haine, ni garde d’enfants. Un CDD qui prenait fin. Je n’osais pas demander à Camille ce qu’il retiendrait vraiment de ces deux années. Se sentait-il plus léger maintenant qu’il s’était débarrassé de ses illusions, de ses rêves trop encombrants ? Et en avait-il de nouveaux ? Moi-même je n’étais pas sûr de m’être libéré des miens. Il me semblait qu’il me faudrait creuser plus loin encore.

Les amis font partie des piliers de l’homme. Toujours là quand les nanas font leurs valises. Toujours là pour les vacances et les conneries, pour les coups durs et les lendemains qui chantent. Mais quand ce sont eux qui s’en vont, que se passe-t-il ? Il allait me falloir trouver quelqu’un d’autre qui viderait mes gels douches, et laisserait la cafetière déborder le matin.

J’ai descendu le dernier carton. Camille a fermé les portières. Il a quand même jeté un œil à la fenêtre du troisième étage. Il y avait fumé tellement de clopes, à cette fenêtre. J’aurais payé cher pour être dans sa tête à ce moment-là. Ça y est, on y était. La voiture chargée, l’heure de l’au revoir arrivait. On s’est pris dans les bras, se promettant de se donner des nouvelles, et autres banalités d’usage que l’on sort dans ces cas-là. Nous savions que nous ne le ferions pas. Pas tout de suite en tout cas. Trop de temps passé ensemble, nous avions besoin de respirer. Il est monté dans la voiture. Je lui ai lancé un bonne route et j’ai regardé mon ami disparaître en bas de l’avenue de Choisy, direction la nationale 7, me laissant seul dans mes chinoiseries. Il était midi à ma montre. C’est fou comme les choses se défont vite. Notre épopée de la «Caravelle Saigon» venait de prendre fin. Un nouveau défi m’attendait, à une unique condition: serais-je capable de refaire décoller l’avion tout seul ?

Gaudéric Grauby-Vermeil