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Avatar a été publiée dans Bordel La jeune fille en 2007, chez  Stéphane Million éditeur.

Photo : Reptiles In Paris

New York. Une fin d’après-midi d’été banale pour Emma. La pluie frappait sur les carreaux de son appartement. C’était une bénédiction étant donné la chaleur qu’il avait fait toute la journée. Emma n’avait quitté la maison que pour faire quelques courses. Elle détestait ça. Sorti de chez soi, une chaleur insupportable et étouffante vous tombait dessus, puis dès que vous passiez la porte d’un magasin, la climatisation vous saisissait d’un seul coup. Recette miracle pour choper une bonne crève. Mais Emma n’avait pas besoin de ça. Ce soir elle devait travailler et il valait mieux être en forme. Elle aimait la « Grosse Pomme » mais rêvait d’ailleurs, de plages de sable fin, et de mer turquoise. Ce n’était pas pour tout de suite. À vingt-cinq ans, elle avait le temps de mettre un peu d’argent de côté pour aller vivre en paréo à l’autre bout du monde. Fanny de l’agence l’avait appellée dans la matinée pour la prévenir qu’elle avait un client pour ce soir. Elle lui avait donné toutes les indications nécessaires. Le rendez-vous était donné dans un palace de la ville, pour retrouver un homme d’affaire de passage. Elle l’accompagnerait pour le dîner. Rien de plus. C’est sûr, le tarif était plus léger quand il ne s’agissait que d’accompagner le client pour un dîner, mais aujourd’hui elle ne se sentait pas la force pour autre chose.

Emma travaillait pour une des agences d’escort girls les plus réputées de la ville. La plupart de ses clients étaient des habitués. Des gens riches, de bonne famille, des grands patrons, des héritiers, des malotrus, des pervers et de mauvais payeurs parfois mais ceux-là ne faisaient jamais long feu. Il y avait ceux qui réclamaient des jeux avec des scénarios et elle s’y pliait avec plaisir. Comme ce politicien qui aimait tant être puni et qui demandait pardon à genoux. Ces électeurs conservateurs apprécieraient sûrement eux aussi de voir ce bon père de famille, garant des valeurs morales, dans cette position. Mais elle se gardait de tout jugement. Le monde n’est pas noir ou blanc. Comme pour celui-là, qui s’était réfugié dans ses bras. Ce puissant magnat de la finance, qui avait pleuré toute les larmes de son corps, la tête collée contre ses seins. Puis cet autre encore, qui était venu la chercher dans le hall d’un hôtel de Newport et l’avait emmené pour la journée en balade dans une voiture de sport. Jamais il ne l’avait touché. Promenade au bord de mer, dégustation de poissons et de fruits de mers, casino, et retour au bar de l’hôtel où il avait glissé discrètement la liasse de billets dans son sac à main, tout en posant un baiser sur sa joue. Pour conserver l’illusion aux yeux du monde qu’il n’était pas seul et qu’il pouvait encore séduire. Emma vivait avec des gens qui étaient arrivés au sommet de la société. Mais dans cette conquête, ces derniers avaient fait le vide autour d’eux. Pas un seul n’avait d’ami proche, de vrais amis. De ceux que l’on appelle à six heures du matin parce qu’on est largué dans le bar le plus minable de la ville, seul. Certains de ces gens là étaient parfois trop malhonnêtes pour avoir une relation durable. Pas une femme qu’ils rencontraient ne les aimaient pour ce qu’ils étaient. La faune entourant ces hommes était avide d’argent et de strass. Votre valeur, c’était ce qui était autour de vous, ce que vous portiez mais jamais ce que vous aviez dans la tête. Et elle pouvait constater que beaucoup d’entre eux n’avaient que des toiles d’araignées dans le crâne.

Emma était couchée sur son canapé. Au plafond, le ventilateur tournait lentement. Paul Simon chantait pour Emma sa version live de « Mrs Robinson ». Et elle bougeait doucement la tête au rythme de la musique, les yeux fermés, et ses lèvres murmuraient doucement les paroles. Dans cette confortable léthargie, Emma se préparait à devenir une autre. Elle était belle cette métisse aux longues jambes musclées, au port de reine, avec ses hanches arrondies, superbement dessinées et ses seins… Mais surtout, ce visage. Mademoiselle O avait la peau cuivrée, le visage doux et riant qui pouvait aussi se montrer dur quelquefois. Elle était exotique et si proche en même temps. Elle exerçait un pouvoir de fascination sur les hommes et les femmes qui l’approchaient. Des sirènes de police se firent entendre dans le lointain. Emma se leva. Débardeur blanc et short en jean. Elle se dirigea vers la salle de bains, en se débarrassant de ses vêtements, les jetant en boule dans un coin. Elle n’avait jamais été très ordonnée mais qu’importe, elle vivait seule et son bordel avait quelque chose de rassurant. Elle n’avait pas eu une enfance malheureuse. Ni de mauvaises fréquentations. Elle ne s’était jamais plainte de quoi que ce soit, à qui que ce soit. Elle était la fierté de ses parents et de ses professeurs. Elle avait eu un petit ami comme une fille peut en avoir à l’adolescence. Rien de bien méchant. Et pourtant… elle avait fini par quitter son petit univers d’Austin, Texas, pour des études à New York. Elle avait quitté le foyer avec tristesse mais des rêves plein la tête. Elle était encore uniquement Emma. Elle voulait apprendre pour enseigner à son tour. Puis tout avait basculé assez rapidement. Parce que dans la Grosse Pomme, il faut avoir les finances qui suivent. Même quand on est étudiant. Les premiers jours d’Emma dans Manhattan avaient été difficiles, teintés de solitude, de pleurs, de longs coups de fils à la maison. Parce que si à Austin, elle connaissait tout le monde, à New York, elle n’était rien.

Elle avait fini par rencontrer Sarah et Jessica sur les bancs de la fac. New-Yorkaises pur jus, élevées à la salade, au tofu et au sac Prada. Peu importe que cette ville regorge de ce genre de filles très superficielles, elle avait trouvé des amies, ou presque. Les sorties le soir, les restaurants, le loyer, les études, une drôle de spirale commençait pour Emma. Elle faisait des économies sur tout mais pour faire bonne figure devant ses nouvelles partenaires, elle vidait le compte en banque de l’argent du mois en une seule soirée.

Et puis un soir comme beaucoup d’autres dans son quotidien, Emma s’était rendue dans une de ces boîtes à la mode, où tout le gratin de la ville venait se défouler. Elle avait rencontré Jon. Un type avec un très beau sourire. Il l’avait abordée au bar et lui avait tendu sa carte. Il avait soi-disant un travail à lui proposer qui pourrait lui rapporter beaucoup. Elle avait pris cette carte, mais au fond d’elle, une petite voix lui soufflait de partir. Ce n’était sûrement qu’un gros lourd, avec des techniques de drague plus que datées.

Le lendemain, Emma avait repris sa vie comme si de rien n’était. Étudiante fauchée, fumant un joint le soir avec ses copines. Rien d’extraordinaire. D’une banalité totale. Les cours, les sorties, et puis le cruel rappel à l’ordre du propriétaire de sa chambre, le frigo vide, la menace de suspension de la bourse et la promesse d’un homme au très beau sourire. « Je peux vous faire gagner beaucoup d’argent ». Sur la 5e, au milieu du brouhaha permanent de New York, une jeune fille passa un jour un coup de fil d’une cabine. Pour survivre. Elle ne savait pas très bien ce que voulait ce « Jon » mais après tout, s’il avait un bon boulot avec un salaire, alors…

L’eau chaude coulait sur son corps, sa crinière cuivrée attachée en chignon serré, et un parfum de fleur d’oranger remplissait maintenant la salle de bains. Elle sortit enfin de la baignoire, dans un nuage de vapeur. Emma s’observait toujours un long moment devant le miroir comme pour prendre une photo d’elle-même, pour se rappeler qui elle était. Puis commençait la naissance de Mademoiselle O : une séance de maquillage, et direction le dressing. Elle en avait un exclusivement réservé aux toilettes de Mademoiselle O. Le choix se faisait en fonction de la demande du client. Sinon, Mademoiselle O laissait libre cours à son imagination. Pour ce soir, elle opta pour des dessous Victoria Secret achetés le jour même. Une petite robe de soie noire, des escarpins assortis et une paire de créoles.

Emma était devenue Mademoiselle O le jour où elle avait accepté la proposition de Jon. Difficile quand on a alors vingt-trois ans de résister à un type charismatique et puis, la proposition était alléchante. Surtout qu’il ne s’agissait, le plus souvent, que de tenir compagnie à un richissime bonhomme. Alors, où était le mal finalement ? Le mal, elle l’avait côtoyé de près pour son premier boulot. Un type, soi-disant clean, l’avait meurtrie dans sa chair. Même si Jon avait fait le nécessaire, elle regrettait amèrement d’avoir pris cette voie. Pourquoi n’avait-elle pas fait comme d’autres et choisi un petit boulot au Starbucks du coin ? Elle ne le savait pas. Inconscience de jeunesse peut-être?Appât du gain sûrement. Elle s’était alors créée un double, un personnage pour protéger Emma. Mademoiselle O venait de loin. Quand elle était encore à Austin, avec ses amies, elle se rendait souvent dans un magasin de parfums bon marché, « Le Mademoiselle O ». Elle y passait son après-midi à essayer les parfums, à admirer les flacons et à rêver un peu.

Pour ses parents, elle restait Emma, même si ses coups de téléphone s’espaçaient de plus en plus. Elle se couvrait le soir de ce nouveau personnage et l’enlevait après le travail comme on le fait d’un uniforme. Elle avait fini par s’amuser de la situation. Même si parfois, le soir, elle pleurait. Pas de vraie vie car devant être disponible en permanence, pas de petit ami et ses seules amies étaient comme elle, escorts. Parfois elle regrettait. Elle n’aimait pas toujours ce qu’elle faisait, ce qu’elle devenait. Emma se fixait une limite dans le temps. C’est sûr un jour elle arrêterait. S’il n’était pas trop tard… L’argent coulait à flots. Les grands restaurants, les grands hôtels, les voyages en jet avec des capitaines d’industrie, des stars de cinéma qui souhaitaient camoufler leur homosexualité en louant des filles pour certaines périodes et qui convoquaient les paparazzi pour afficher à la face du monde leur nouvelle conquête. Des bons coups, des mauvais, des joueurs, des fantaisistes, des très timides, des bavards, certains très silencieux sur leurs activités. De tout. Elle restait discrète, par professionnalisme et pour sa propre sécurité. Pour sa mère elle restait étudiante. Mais elle vivait désormais dans un grand appartement, propriété de Jon. Elle était devenue la favorite, la plus demandée, la plus courtisée. Et puis elle donnait de l’amour, elle aimait à le croire. Ces hommes avaient besoin d’amour, d’écoute. Elle en donnait plus que beaucoup d’autres femmes.

Mademoiselle 0 était prête. Elle vérifia que tout était parfait dans sa tenue, passa une main dans ses cheveux tout en se rapprochant du miroir : « Bonsoir Mademoiselle O », dit-elle en souriant. Elle attrapa son sac à main et ses clés, et claqua la porte, laissant Emma derrière elle. Dans l’appartement, Paul Simon s’était tu. La pluie, dehors, s’était arrêtée.

Gaudéric Grauby-Vermeil