30 X 40 a été publiée dans Bordel Pierre Desproges en 2010 chez Stéphane Million éditeur.
Couverture Bordel Pierre Desproges
Ce soir, pour la première fois de ma vie, je monte sur la scène d’un théâtre parisien pour un gala de jeunes humoristes. Cela signifie tellement pour moi. Vous dire que j’en ai rêvé serait trop peu.
Je suis comme dans la chanson d’Aznavour, dans ma loge, face au miroir encadré d’ampoules. Milli, ma maquilleuse d’un soir, ma fiancée depuis quelques années m’aide à me préparer. J’observe mon reflet. Tout devrait être parfait ce soir, et paradoxalement, je me sens plus proche du mourant que du cycliste chargé comme une mule, prêt à attaquer le tour de France. Je suis malade à en crever.
J’aimerais demander à Milli si elle peut faire que la terre s’arrête de tourner pour qu’on me laisse descendre et que je puisse m’allonger. Mais je pense qu’elle va finir par perdre patience avec mes jérémiades. Le costume que je trouvais si bien en l’essayant il y a deux jours me paraît ridicule aujourd’hui. Je transpire. Milli me remaquille. Le tic-tac de l’horloge abat les secondes avec une régularité implacable. Salauds de suisses. Juste à côté d’elle, une photo de Pierre Desproges me scrute :
« – Milli?
– Oui…
– Tu crois que Desproges, il avait le trac avant de monter sur scène?
– Sûrement, chéri, sûrement. »
En fait, je vois bien qu’elle n’en a pas la moindre idée. Elle me regarde comme une poupée qu’elle viendrait de coiffer et de maquiller. Elle me fait signe de me lever pour voir si une étiquette ne dépasse pas du costume, si il n’y a pas de faux pli. Avec le stress, je me demande si mes jambes ne vont pas me trahir. J’ai cent quinze ans tout d’un coup et la gorge sèche. J’ai l’impression d’aller à l’abattoir. La boule qui s’est installée dans mon ventre grossit. Mes épaules portent toute la misère du monde. J’ai la nausée et avaler la moindre gorgée d’eau me demande un effort surhumain. Elle me passe la main dans les cheveux. J’essaie de lui sourire.
Je jette un oeil autour de moi. J’avais oublié que je n’étais pas tout seul dans cette loge. D’autres humoristes se préparent. Certains se débrouillent tout seul comme des grands, d’autres répètent leur textes comme un mantra et les plus agaçants déconnent entre eux. J’ai l’impression d’être devant la salle de classe, cinq minutes avant un contrôle.
Je me retourne et la photo de Desproges ne m’a pas lâché du regard. Peut être que c’est ça qui a tué Pierre Desproges : le stress de monter sur scène? Tout à coup, je veux changer de métier. J’aurai du écouter mon père. Bibliothécaire, c’est bien ça comme métier. C’est calme aussi. Pourquoi j’ai pas fait ça? Bibliothécaire? Ou journaliste, à la rubrique chronique culinaire? C’est bien ça aussi. Qu’est ce que je fous là? Je vais me barrer par la fenêtre des toilettes, comme dans les films.
Milli voit bien que je ne suis absolument pas concentré. Elle me prend par les épaules : « Tout va bien se passer. Tu vas les faire mourir de rire ». Ou c’est plutôt moi qui vais crever de honte ? Et si ça ne le faisait pas rire ? Et si je me plantais dans mes vannes ? Putain, c’est quoi la première vanne ? Milli me regarde droit dans les yeux, elle me connaît par cœur.
« – Tu es en train d’oublier ton texte? C’est normal. C’est le trac. Tout le monde l’a, ok?
– Ok.
– Tu demandes ce que tu fous là?
– Oui…
– Est ce que tu laisserais ta place à quelqu’un autre?
– Là maintenant? Oui…
– Hé dis donc, tu veux que je te rappelle tout ce que tu as fait pour en arriver là? »
Je respire un grand coup en fermant les yeux. Non, ce n’est pas la peine qu’elle me le rappelle. Je ne le sais que trop bien. Elle le sait aussi. Elle y assiste tous les jours. Il y avait une chance sur un million que je réussisse ce coup là : devenir humoriste. Je l’ai vraiment voulu. Je ne sais pas si quelqu’un pourrait comprendre qu’un individu ayant un quotient intellectuel dans la moyenne, au physique plutôt normal, avec une vie plutôt équilibrée, mangeant ses cinq fruits et légumes par jour, comment cet individu que l’on pourrait qualifier d’individu de classe moyenne a t’il décidé un jour de monter sur une scène pour faire rire les gens ? De quel syndrome ai je été frappé?
J’ai toujours aimé faire ça. Depuis l’école. C’était en moi, depuis le début. Comme un rêve. A l’inverse, je suis sûr que le type qui contrôle les billets à l’entrée, il rêvait d’être cow-boy quand il était petit. Ou la fille de la caisse, je suis sûr que elle voulait être exploratrice ou sauver des animaux. Et bien voilà, moi, je rêvais de faire rire les gens en leur racontant des histoires. Et ce soir, ce rêve me rend malade. Je vais peut être faire mieux que Molière, je vais mourir avant ma première ligne de texte. En même temps, on ne pourra pas dire de moi que j’aurai lassé mon public.
Je regarde l’horloge. Tic-Tac. Il me reste 5 minutes avant mon passage. Une petite télé dans la loge nous permet de suivre le dérouler du gala, et une armée d’assistants casqués et affairés comme des abeilles s’agitent autour de moi. Pierre Desproges me fixe toujours depuis sa fenêtre de papier glacé. Enfin je crois. Tout d’un coup, je réalise que je ne connais pas bien ce type. Je suis humoriste, mais pas vraiment comme lui. Je ne joue pas dans le même registre. Je connais le sketch des piles, celui des cintres et des cadeaux des enfants pour la fête des pères, deux ou trois chroniques du « tribunal des flagrants délires », deux ou trois vannes sur les juifs pendant la seconde guerre mondiale et qu’il était l’idole de mon prof d’histoire au lycée.
Milli s’est absenté deux minutes. Je me tourne vers mon voisin d’un soir :
« – Pourquoi il y a une photo de Desproges au mur?
– Il a du venir jouer ici j’imagine, comme les autres.
– Comme les autres… »
Je réalise que, effectivement, Desproges n’est pas le seul accroché au mur. Ils sont quelques uns, pour certains devenus célèbres, à nous avoir précédés ici. Qui sait, peut être un jour, l’un d’entre nous aura sa photo au mur, comme un trophée de chasse du directeur de théâtre.
Tic-Tac. J’entends l’horloge malgré le bruit autour de moi et Desproges me regarde. Il a l’air de se moquer de moi avec mon trac sous le bras. L’assistant plateau me fait signe et je vois trois doigts dans l’air. 3 minutes. Elle se trompe cette horloge, je suis sûr qu’elle se trompe. Au plus profond de moi, je souhaite une catastrophe du type : un spot va tomber sur un monsieur dans le public juste avant mon passage et on va annuler la suite du gala. Oui c’est ça. Ou mieux encore, des terroristes nous prennent en otage, avec pour revendication, le droit à ne pas rire. Et ils m’empêchent de faire mon numéro. Oui, après tout, les gens auraient le droit de ne pas rire, d’être triste et de faire la gueule. De quel droit on décide qu’il faut qu’ils rigolent. Je vais changer de métier. Ça n’a pas d’avenir. Et on est trop nombreux de toute façon.
Milli est revenu. Je regarde l’horloge : 2 minutes. Il est élastique ou quoi ce soir, le temps ?
Ma première envie de scène, c’est dans la grange de la maison familiale, j’ai 5 ans peut-être. La salle est en deux parties, une plus élevé que l’autre. Je pense que le type qui l’a construit pour y entreposer le fourrage pour les bêtes n’imaginerait pas que cinquante ans plus tard, au même endroit, un gamin rêverait une scène et un public imaginaire pour lequel il ferait des représentations des plus réussies, et tout ça sans texte, ni mise en scène. Et puis, je revois mon premier rôle, à l’école maternelle, faire le clown en classe, faire rire les copains, faire rire les filles, faire rire Milli.
J’aimerais dire tout ça à ce Desproges qui me regarde l’air satisfait de me voir dans cette situation. J’aimerais le prendre par le col, et lui dire que je suis sûr qu’il a connu ça. Qu’il devrait arrêter de faire le malin à me regarder comme ça. Sinon, je le retourne et le punaise dos à la loge. J’aimerais lui dire les nuits entières à écrire des sketchs, à sécher devant la feuille blanche, les cours de théâtre, l’incompréhension de mes parents, l’arrivée à Paris depuis ma campagne, mes essais seul dans la grange comme dans le plus grand des théâtres parisien. J’aimerais lui dire tout ça. Je comprends qu’il l’a su mieux que quiconque.
1 minute. Desproges me fixe comme l’œil dans la tombe. Je finis par croire que l’âme de Desproges s’est retrouvée enfermée là, dans cette photo. Clic-Clac, c’est dans la boîte cher ami. Je pars à l’échafaud dans une minute. Je vais payer pour ne pas avoir écouter ce sage conseil d’un cousin très éloigné sûrement consanguin qui, avec hauteur et sans doute grâce à son expérience du milieu du spectacle me déclara entre fromage et dessert : «C’est pas un métier de toute façon ! Le show biz, c’est un truc pour drogué et homosexuel !».
30 secondes. Je réalise que Coluche et Le Luron m’observent aussi maintenant. Leurs photos en noir et blanc encadrent Desproges. La colère me prend. Il ne s’est donc rien passé depuis les années 80 dans ce théâtre pour être sous leur surveillance, à ces trois là?? Mon pouls s’est accéléré, mes mains sont moites. Je ne sais plus comment me tenir. J’aimerais aller dormir pour qu’on me laisse et qu’on m’oublie.
15 secondes. Milli dépose un baiser sur les lèvres et me pousse dans les bras de l’assistant plateau. Je cherche un soutien du regard, mais je pense que la directrice artistique qui m’a fait passer le casting est au fond de la salle et je n’aperçois que des ombres. Je me sens comme au tribunal. « Fais nous rire si tu veux que l’on te gracie ».
Métier de maso qu’être humoriste. C’est à moi et tout se bouscule dans ma tête, générique, lumière, je bondis sur la scène. Il fait chaud, applaudissements d’encouragements, les spots dans la gueule, je ne vois rien. C’est mon tour et je ne peux plus faire marche arrière.
Le stress s’en va avec la première phrase, le premier rire. Le soulagement. Je me souviens de mon texte et le public réagit. Allez, chauffe Marcel ! La scène est à toi, le public est à toi. Pour cinq minutes et pas une de plus. Je ne le lâcherai pas. Pour rien au monde, je ne laisserai ma place à quelqu’un d’autre… J’ai la sensation de re-vivre, d’avoir des ailes. Et au fond de ma tête, à ce moment là, j’entends un type qui de loin, très loin au fond de mon cerveau me lance dans un demi sourire que je devine: « Étonnant, non? ».
Gaudéric Grauby-Vermeil