L’hôtel de sable

L’hôtel de sable

L’hôtel de Sable a été publiée dans Bordel – Rat Pack en 2009 chez Stéphane Million éditeur.

Photo du Rat Pack sur scène au Sands Hotel de Las  Vegas pour le tournage de « Ocean’s 11 ». De gauche à droite : Peter Lawford, Frank Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis, Jr., Jack Entratter and Joey Bishop.

Par Dell Publishing — page 17 Modern Screen May 1960, Domaine public.

 

Je ne sais pas combien de temps exactement j’ai roulé. Je suis incapable de répondre à cette question.* Durant tout le trajet, mon esprit était ailleurs. Comme aveuglé par mes pensées, je n’ai pas fait attention au sable, ni à la poussière, encore moins à la chaleur.J’ai coupé l’autoradio. Peut-être ne l’avais-je même pas allumé à mon départ de San Francisco, quelques jours auparavant. Pour un homme de mon âge, il n’aurait pas été raisonnable de faire le trajet d’une traite jusqu’à Vegas. Plus jeune, je ne dis pas. Mais à 75 ans, votre corps vous signifie que vos vingt ans ne restent vivaces que dans votre esprit. Et mon corps, au vu de mes excès passés, a bien raison de se rappeler à mon bon souvenir.

Le matin de mon départ, j’ai ressorti de sous sa bâche le vieux Porsche Speedster 356 blanc ivoire que je m’étais payé en arrivant en Californie. J’avais, à l’époque, décidé de raccrocher mes Beretta au clou une bonne fois pour toute. Je prenais une retraite bien méritée au soleil de Palm Springs. Et la première chose que j’ai faite en arrivant, c’est me payer cette bagnole. Dans mon précédent boulot, il fallait éviter ce genre de petit bolide. Trop visible auprès des flics, pas assez grand pour ranger les macchabées dans le coffre. Ceux là même qu’on allait enterrer dans le désert, des jetons de casino au fond de la gorge en guise de souvenir. Faut dire qu’à la période où Vegas était mon terrain de jeu, je roulais en Cadillac Eldorado, un des coffres les plus spacieux des États-Unis.

À l’époque donc, au début des années soixante, je bossais en duo avec un type assez sympa : Tony « Big Eye ». Je l’avais surnommé comme ça parce qu’un soir des gars lui avaient crevé un œil lors d’une bagarre sur le Strip. Depuis ce jour-là, il se baladait avec un bandeau sur l’œil droit. Las Vegas, pour un rital d’Hoboken comme moi, c’était un peu le paradis. Il y avait le jeu, les filles, et un paquet de pognon à se faire. Dire que cette ville avait été fondée par des mormons, ça me faisait toujours marrer. Ce parc d’attractions pour adultes était né d’abord grâce à la morale incarnée. Et puis Bugsy Siegel, Meyer Lansky et Lucky Luciano passèrent par-là…

Et pour moi, Vito Cemanese, ce fut le début de ma carrière. C’était une autre vie. Peu d’entre nous l’ont connu. Ils sont encore moins nombreux à pouvoir la raconter. Nous sommes le 1er juillet. Je traverse le désert du Nevada, en direction de mes souvenirs. C’est pas croyable à quel point les momentsqu’on croyait disparus s’invitent sans prévenir à votre table. En roulant, je me rends compte que j’ai eu la chance de connaître l’âge d’or de Vegas. Moi, c’est pas mon genre de regarder dans le rétro. C’est pas que je suis un sentimental. C’est pas que la mort me fait peur, non. La mort je l’ai côtoyée, je l’ai donnée même. Pourtant, une annonce à la radio, un matin, m’a replongé dans cette période pas si lointaine. Au nom de ces heures de gloire, je me suis dit que c’était ma dernière chance de dire au revoir à un vieil ami. Ce témoin d’une époque révolue s’apprêtait à passer l’arme à gauche. C’est pour ça que j’avais tourné la clé de contact : pour aller saluer un vieux pote à l’article de la mort. Maud n’était plus là pour le voir. C’est tant mieux. Elle avait voulu tirer un trait sur notre vie dans le Nevada.

Mes enfants, eux, s’en foutent éperdument. Les petits enfants, eux, sont friands de mes anecdotes.Alors, qui se soucierait de savoir Papy roulant cheveux aux vents, en plein soleil, au milieu du désert ? Avec le sable, le cabriolet blanc ivoire commence à jaunir comme une vieille photo.Je vois enfin apparaître au loin, comme un mirage, « Sin City ». Rien n’est majestueux aujourd’hui dans cette ville. On fait vivre aux gens une fausse nostalgie du temps passé dans des décors de cartons pâtes.Vous trouverez que c’est peut-être un discours de vieux con, mais si vous aviez connu la ville comme je l’ai connue, à l’époque où je l’ai connue, vous comprendriez sûrement ce que je veux dire. J’ai connu les originaux moi, pas les sosies et les hôtels qui imitent des villes, ou des monuments. J’ai connu les fondateurs de la ville, et les stars qui y venaient. Vegas, aujourd’hui, c’est un attrape-couillon. On vous fout des machines à sous jusque dans les chiottes, et vous repartez les poches vides et les larmes aux yeux.

Il fait encore jour. Le soleil tape fort. Je roule à travers la ville, sans rien voir des néons qui clignotent. Cette ville qui se métamorphose. Je ne reconnais rien. Mais je sais où je vais, comme guidé par mon instinct. Ici, on construit de nouveaux hôtels. On abat les anciens, et avec eux la mémoire de la ville. Mais pourquoi s’encombrer de la mémoire ? La raison de vivre de cette cité, c’est de distraire pas de remémorer. On vient en groupe. On fait des séminaires religieux le matin, on joue l’après-midi et on passe la nuit avec des stripteaseuses. Et quand on rentre à l’hôtel, on peut toujours ouvrir le tiroir de la table de nuit pour trouver une bible et se soulager la conscience. Oui, je sais ce que vous vous dites, c’est pas bien de cracher dans la soupe… Et alors ? L’âge, ça permet tout.

Dans la dernière ligne droite avant l’arrivée au terminus, j’ai ma première hésitation. Est-ce une bonne idée de revenir ? Ne vais-je pas me faire plus de mal qu’autre chose ? Si Maud était là, elle me dirait : « tu n’es qu’une tête de mule, Vito Cemanese ! (Quand elle était agacée, elle donnait la liste entière de mon état civil), et tu le regretteras amèrement, crois moi ! » Moi, je lui souriais, et ça suffisait parfois à la faire sourire aussi. Mais dans ce voyage, je me sens bien seul. Alors je prie Maud, pour que de là-haut, elle me donne unpeu de courage. Elle me manque terriblement, aujourd’hui tout particulièrement.

Je gare la voiture à quelques centaines de mètres de l’immeuble. Je peux déjà l’apercevoir : magnifique et imposant comme il a toujours été. Un seigneur de la ville, et c’est pour lui que je travaillais. Le QG du Rat Pack, le Sands Hôtel de Las Vegas.

Au début des années soixante, je bossais à Las Vegas depuis quelques temps déjà. J’avais vu le travail de ce pauvre Bugsy Siegel réduit à néant par cette salope de Virginia Hill. Mais la Famille, c’est la Famille. Un soir de Noël à Cuba, Meyer Lansky, Lucky Luciano et les autres signèrent l’arrêt de mort de Siegel. Je fus un des désignés volontaires pour balancer Benny dans le désert, en pâture aux coyotes. Plus tard, c’est son remplaçant Jack Entratter qui me mit à la sécurité des casinos. L’hôtel Sands comptait le plus à mes yeux. Pourquoi ? Parce que j’y ai passé les meilleures soirées de ma vie. En partie, grâce au copropriétaire de l’hôtel, un type d’Hoboken comme moi mais qui avait bien mieux réussi grâce à sa voix, que moi grâce à mon calibre.

Le Sands, et plus particulièrement le Copa Room, c’était « the place to be », le saint des saints pour qui aimait faire la fête, le repaire du Rat Pack. « Mesdames et Messieurs ! Frank, Sammy et Dean en direct du bar ». À eux trois, ces lascars ont écrit et chanté la légende de cette putain de ville. Certes c’était Frank le meneur, l’ambitieux, l’opportuniste qui dirigeait tout à la baguette, le fric, les filles, l’alcool, les invités… Mais avec ses acolytes Dean et Sammy, ils avaient inventé le « cool ». C’est quoi le « cool » ? Écoute un disque de Rat Pack et tu comprendras petit.

Ça n’existe plus aujourd’hui. Une bande de potes, des sketchs improvisés, des chansons posées sur voix de velours, mêlant élégance et nonchalance, le tout un verre à la main et une cigarette au bec, c’était ça le Rat Pack. Comme on ne savait pas toujours si ils allaient être sur scène ensemble, on pouvait lire sur le panneau de l’hôtel « Ce soir, au Sands Hôtel, Frank Sinatra, peut-être Dean, peut-être Sammy » et ça marchait. Ils jouaient à guichet fermé à travers le pays, et tout le gratin se pressait pour les voir.

Selon le Rat Pack, il y avait deux mondes à Las Vegas : ceux qui en étaient, les « Charly » et ceux qui en étaient pas, les « Harvey ». J’étais plutôt un Harvey, mais je m’en foutais.Je me régalais de les voir faire les clowns sur scène. Entre deux mauvais payeurs à raisonner, ça me détendait. Et puis c’était plein de vedettes, le Copa Room.J’y ai même croisé cet enfoiré de Kennedy, et Shirley MacLaine, et Lauren Bacall, pleins d’autres encore… Je me régalais de leurs chansons, et de leurs blagues. Un instant j’oubliais d’où j’étais.J’oubliais que Sam Giancana, le Boss de Chicago, était au bar à côté de moi, comme si de rien était.

J’avance doucement sur le trottoir, comme par peur de déranger les fantômes du passé. Je regarde le soleil couchant rougeoyant la façade et le vide qui emplit le lieu et ce silence. Ce putain de silence qui me submerge.J’hésite encore une fois devant les barrières de sécurité et je me sens comme un puceau pour sa première fois. Finalement, je dépasse une barrière, quand un gars faisant la sécurité autour de l’hôtel me tombe dessus. Faut pas rester là m’sieur qui me dit, c’est fermé. Je le vois bien que c’est fermé, c’est même pour ça que je suis venu. Je te graisse la patte à 100 dollars et tu me laisses faire le tour du proprio une dernière fois. Cette scène me rappelle le bon vieux temps où je faisais la loi dans mon secteur. Je suis ravi de voir qu’à Vegas bien des traditions ont perduré.

Je me démerde pour passer par une porte de secours restée ouverte et me balader dans ce lieu si vide, prenant déjà un voile de poussière. Il attend, résigné, sa destruction pour laisser place à une de ses horreurs modernes.J’ai une pensée pour Tony « Big Eye », parti pour un monde meilleur, et qui a la chance de ne pas assister à ce spectacle qui me déchire le cœur. Toutes les lumières sont éteintes mais je me déplace sans soucis. Je connais trop. J’avance dans les couloirs et il me semble au loin entendre le bruit des machines à sous, ou encore le piano de Bill Miller, le pianiste de Frank. Il me semble voir la silhouette de Dino ou le sourire de Sammy, et les autres aussi… Ils pouvaient être plus nombreux encore : Joey Bishop et Peter Lawford… parce que Frank, qui se prenait pour le parrain du show-biz utilisait le Rat Pack pour nourrir des ambitions bien plus personnelles. Certes le Rat Pack c’était des « Bad Guy » au grand cœur qui luttaient contre la ségrégation aussi. Mais on était pas là pour faire que des œuvres de bienfaisance non plus. C’est pour ça que Lawford montait sur scène. Un beau-frère de futur président, ça se refuse pas. Et puis Kennedy passait une tête chez sesamis du Rat Pack. De loin, moi je surveillais les gars de chez Hoover qui avaient écrit en gros sur leur front FBI, et qui surveillaient eux-mêmes Sinatra et sa bande.

Devant la scène, je me rappelle de Dean Martin et de ses entrées soi disant alcoolisées. Il grimpait sur la scène, titubant et mélangeant les syllabes et « I left my heart in San Francisco » devenait Fran Sancisco… Ou encore de ce soir il s’adressa à Frank en lui disant : « Mesdames, Messieurs, un peu de silence je vous prie. Toi aussi Frank, un peu de silence. Tu te crois à la maison ici ? » Et Sammy de répondre : « Dean, Frank est un peu chez lui, puisque c’est son hôtel. » Et Dean de répliquer à nouveau : « ah je comprends mieux la déco ! Merci Frank » et la salle éclata de rire quand Frank fit de même.

C’est ici, au milieu de cette piste que j’ai invité Maud à danser pour la première fois. C’était une petite brune, aux yeux marron, et quand je la voyais je me sentais comme un con. Je pouvais arracher les ongles d’un gars, lui flanquer une prune entre les deux yeux, l’enterrer dans le désert ou le laisser aux coyotes et revenir bouffer un T-Bone steak sans broncher. Mais quand Maud était là, j’avais la gorge sèche, et le palpitant qui tournait à plein régime. J’arrivais pas à aligner deux phrases correctes. Cela correspondait au moment où elle choisissait de disparaître parmi les joueurs. Et moi, j’étais comme paralysé. Pourtant j’avais plus quinze ans.Tony se foutait de ma gueule, joyeusement. Je reprenais alors mes esprits et je partais de la salle triste comme un clébard. Alors,Tony me disait, viens, on va aller écouter les Rats. Ça te changera les idées. Elle est pas pour toi cette fille-là. Regarde plutôt la grande blonde là-bas, elle est pas mal, non ?… Mais je m’en foutais de sa grande blonde. Et puis un soir que Dino, mon préféré, chantait “Everybody love somebody sometimes”, j’ai pris mon courage à deux mains pour aborder celle qui deviendrait la future Madame Cemanese. Ma petite brune, aux yeux mutins qui distribuait des jetons à la caisse. Comme le patron m’avait à la bonne, il a rien dit en la voyant quitter son poste pour danser avec moi.

Je les connaissais pas vraiment les trois « Charly » : juste bonjour bonsoir et trois mots échangés avec Frank sur Hoboken, New Jersey autour d’un Jack Daniels et d’un paquet de Camel sans filtre. Je les connaissais pas bien mais ce soir-là,sans le savoir, c’était pour moi et Maud qu’ils faisaient le show. C’est la gorge nouée que je lui ai dit à la petite : « Maud Cemanese, ça sonne bien, tu trouves pas ? » Elle a rigolé et elle m’a dit qu’une danse ça suffisait pas à la convaincre de se marier, mais qu’elle allait y réfléchir quand même. Elle m’embrassa sur la joue et elle retourna bosser. On ne s’est plus jamais quitté après ce soir-là.

Le Rat Pack, lui, n’a pas survécu aux ambitions de Frank et à l’élection de Kennedy. La trahison de ce dernier et la guerre de son frère envers ses anciens alliés, c’est-à-dire nous, avaient précipité la chute du Rat. C’était pas faute d’avoir poussé Kennedy à la Maison Blanche. Même Giancana lui avait fait gagner les voix de l’Illinois. Frank s’était démené comme un beau diable. Il était allé jusqu’à produire la soirée de fête de la victoire. Et cet enfoiré nous tourna le dos. Pire, il nous « flingua ». Mais il ne l’emporterait pas au paradis. Et encore après, ces enfoirés d’hippies de mes couilles qui allait débarquer avec leur soi disant contre culture poussant les Rats temporairement vers la sortie… C’était bien le temps que ça a duré. “That’s life” comme le chantait Frank.

Je quitte finalement l’hôtel assez rapidement. Parce que je sens que je vais avoir la larme à l’œil et j’aime pas ça. C’est pas que j’ai quelqu’un à impressionner, mais j’aime pas ça. C’est triste de voir son passé s’évanouir et que rien ne subsistera de tout ça que quelques sosies et des hôtels minables. Que Frank avec sa mémoire qui fout le camp a, lui aussi, de la chance de pas voir la fin du Sands Hôtel. Pourtant je regrette pas non plus d’avoir fait tant de bornes pour le voir une dernière fois. Rétrospectivement, sans lui, je serais pas là. Le Rat Pack n’aurait peut-être pas été le même et l’Amérique sans le Rat Pack, ça aurait une gueule un peu différente… Je retourne à la bagnole en fredonnant une chanson de Dino, on est le 1er juillet 1996 et le Sands Hôtel s’apprête à redevenir une poignée de sable. Je peux enfin rentrer chez moi.

Gaudéric Grauby-Vermeil